Mon cher ami,
Je voudrais tout d’abord te présenter mes excuses pour mon long silence. J’ai bien reçu ta lettre et tes messages de plus en plus pressants mais je n’ai pas trouvé en moi la force de te répondre et il s’est trouvé que, ces derniers temps, je n’avais à ma disposition aucune autre force que la mienne qui s’était tarie. Tu ne peux pas imaginer de combien de subterfuges j’ai dû user pour me convaincre de saisir enfin la plume, le premier étant le recours à notre amitié et le dernier la reconnaissance que je vous dois à tous pour votre accueil si chaleureux. Dans l’ambiance du moment, j’ai même dû me parler de l’image que je voulais laisser au monde après ma mort, ce qui doit te donner un bon aperçu de mon état d’esprit.
Qu’il fait nuit lorsqu’on est en bas, mon ami ! Mais quelle étrange nuit ! Silencieuse et déserte comme jamais nuit ne le fut sur cette terre, même au cœur du plus désert des déserts de ce globe. Opaque, lourde comme l’air par une soirée d’orage, et si silencieuse que ton cœur y résonne comme un tonnerre qui s’en va loin de toi et qu’aucun écho ne te renvoie jamais car il ne rencontre aucun obstacle sur sa route, même pas celui de ton enveloppe charnelle devenue évanescente, voire inexistante.
Ne m’en veux pas si je fais des phrases. C’est ma façon d’éloigner le silence qui me dit ce cesser d’écrire parce que tout est vanité. Tu ne peux pas t’imaginer comme mon stylo est lourd, ce soir. Enfin, j’espère pour toi que tu ne peux pas l’imaginer.
Au rayon des rêves, puisque le sujet t’intéresse encore, j’en fais toujours qui, hélas, renforcent mon avis à propos de ce que nous sommes vraiment, mais cela sans l’espérance de la foi. La nuit dernière, par exemple, a été traversée par celui de quelqu’un qui n’est vraiment pas d’ici, à moins d’être un amateur de mangas, maintenant que j’y pense, car il y a quelque chose de vraiment bizarre dans certains. Oui, en effet, les étranges créatures végétales que j’y ai croisées, mes propres pouvoirs liés aux plantes qui croissaient à la suite de mes actions, tous ces combats, et puis ce scénario plus touffu qu’un massif forestier, tout cela peut bien appartenir à l’univers des mangas, d’autant que rien n’y semblait vraiment étranger à l’humanité. Peut-être était-ce le rêve d’un amateur ou d’un créateur de mangas. Pas de jeux vidéos, du moins je ne le crois pas. Enfin, après tout, Dieu seul sait ce qu’ils créent, en ce moment. Sinon, le rêve n’était pas très intéressant. Complexe, scénarisé, avec des émotions et de l’action, mais rien de bien remarquable. J’étais bien loin de cette énorme clef de chambre d’hôtel en laiton qui m’a terrorisé il y a peu et dont l’apparition a provoqué une telle panique en moi qu’elle m’a fait oublier le reste du rêve, ou du moins autre chose que ses grandes lignes, pas très passionnantes non plus, d’ailleurs : une histoire trouble qui tournait autour de la nécessité de visiter un lieu en restant caché. J’aimerais bien savoir ce que cette clef voulait dire pour le vrai rêveur.
Pour en revenir à ce que je disais avant de laisser mes pensées s’égarer, j’aurais bien aimé que tout ce que je vivais ressemblât à la nuit obscure de Saint Jean de la Croix. Pourtant, s’il y avait bien le vide et l’obscurité, il n’y avait même pas l’attente d’un espérance. Mon Seigneur et ami ne s’était pas éloigné de moi et je ne m’étais jamais détourné de lui. Simplement, il n’y avait plus rien, il n’y a toujours plus rien là où, auparavant, il y avait quelqu’un. Étais-je seulement bien là moi-même ? Peut-être, à la façon d’un moi dépressif qui se recroqueville sur lui-même pour ne plus rien sentir. Je n’errais pas, je ne cherchais pas, je ne pensais pas. Enfin si, peut-être un peu, puisque je parcourais les rues, réfléchissais, me promenais, faisais tous les gestes de ce que ma vie est devenue. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Note que je pourrais mettre tout ce qui précède au présent sans changement notable, sinon que je suis parvenu à prendre la plume pour t’écrire.
Était-il arrivé quelque chose ? Et bien, en revenant chez moi, en retrouvant mon existence habituelle, j’étais habité par une sensation de vide, de vanité. En vous voyant tous si vivants, si ensemble, si tu me permets l’expression, si affairés, j’ai vu aussi combien tout ce que j’étais m’éloignait de vous, et j’ai eu mal. Je me sentais seul et inutile à tous, même à moi-même. La distance entre les autres et moi ressemble parfois à un océan que je n’ai plus la force de seulement vouloir franchir. J’entends des mots aussi inutiles que futiles, répétitifs jusqu’à la nausée. J’assiste à des actes présentant exactement les mêmes caractéristiques. Plus toutes ces choses sont pensées, réfléchies, et plus elles semblent vides de sens ou d’objet. Je ne peux même pas dire que tout cela ne rime à rien. En fait, tout cela n’est rien, ou peut-être un peu d’écume à la surface des flots, toujours renouvelés mais jamais vraiment différents.
Quand Dieu est là, je peux vivre avec. Mais là, hélas, il y a eu cet espèce d’affadissement de tout et cette nuit qui a tout envahi. Je parle bien de nuit et non de ténèbres ou de quoi que ce soit de grandiloquent, car l’absence de lumière n’était pas prégnante, n’est pas prégnante. Je savais qu’il existait encore un jour pour les autres ; je n’étais pas entièrement replié sur moi. Je me sentais juste seul, vieux et inutile.
Je m’en plains alors qu’il est bien possible que des milliers de mes contemporains vivent ainsi lorsqu’ils posent leur smartphone. Cela expliquerait pourquoi tant l’ont toujours à la main. Moi qui aime tant le Français, j’adore le mot « scroller », cette abomination dont l’emploi forcé me montre l’inadéquation de ma langue natale avec l’univers qu’elle a contribué à façonner. Cela me semble être une assez bonne image de ma personne.
Je pourrais passer des heures à t’ennuyer avec ce que je pense du monde qui m’entoure, avec mes considérations à propos de tout et de rien, à propos de la folie masochiste qui nous prend face à la technologie, voire face à la vie, sur la douleur qui s’empare de moi lorsque je nous entends répéter comme des perroquets les discours destructeurs que tous les médias et leurs contempteurs inscrivent sur nos cerveaux malades de vide et d’ennui.
Et moi je suis là, avec mes idées bizarres, mon vécu qui n’est pas de ce monde, mon manque d’intérêt absolu pour tout ce dont on me dit que c’est là la vie. Parfois, je me dis que je devrais essayer d’expliquer, d’alerter, de tempêter. Et puis je vois la vidéo d’une star du web qui fait précisément cela, je lis les conversations passionnées qui ont lieu en dessous et je me sens juste fatigué.
Mais laissons cela.
Pour finir, j’ai eu une idée à propos des noms de démons. Je crois qu’il faudrait faire des recherches chez les possédés, peut-être surtout chez ceux à qui on a refusé l’exorcisme. Durant la longue éclipse, il était « tendance » de penser que toutes ces vieilles histoires n’étaient que les conséquences de désirs refoulés et de divers traumatismes, y compris chez les curés. J’ai même entendu parler par un témoin crédible d’un psychiatre effrayé par le manque de compassion et de discernement de certains prêtres plus matérialistes que Mao et Staline réunis. Peut-être n’est-ce qu’une légende urbaine mais je trouve qu’elle a un parfum de vérité, tant certains membres du clergé aiment se montrer plus royalistes que le roi et sont empressés d’adhérer à toute chose pourvu qu’elle soit moderne. Figure-toi qu’il existe même des officines catholiques dans lesquelles on considère la transsubstantiation comme un superstition et la messe comme une simple anamnèse (Je ne plaisante pas : c’est bien ce mot que j’ai entendu employer). Je n’ose même pas penser ce que ces gens pensent du diable, ou de Dieu lui-même, d’ailleurs.
Parmi les refusés, il y a sans doute une légion de vrais malades et de fausses victimes, mais il y a peut-être aussi des cas authentiques qui n’ont pas subi le formatage ecclésial, ce qui leur permettra de vous dire ce qu’ils ont vraiment subi et ce qu’ils savent des entités qui les ont habités. Note bien que je pense que ce formatage est nécessaire afin de permettre aux gens de vivre sereinement. Le problème est qu’il recouvre la réalité d’un épais voile de superstitions matérialistes.
Voilà, je crois que c’est tout. Cette lettre est sans doute très décousue mais je sens que si je m’amuse à la relire, je vais la jeter à la poubelle sans avoir pour autant le courage de la réécrire. Mieux vaut donc la laisser en l’état et te faire confiance pour démêler le bon grain de l’ivraie.
Bon vent, mon ami, et à une prochaine fois peut-être.
Contes (table des matières)