samedi 18 décembre 2021

Octembre - table des matières

 

Chapitre 1


Chapitre 2


Chapitre 3


Chapitre 4


Chapitre 5


Chapitre 6


Chapitre 7 et épilogue


Octembre - 7 et épilogue

 

Chapitre 7


Les errances de Luor ne durèrent que quelques décennies, ce qui n'est rien aux yeux des êtres de féerie. Changeant d'apparence au gré des situations -écureuil ici, gerfaut là ou encore truite à tel endroit mais humaine le plus souvent-, elle voyageait, ne rencontrant que bien rarement des êtres qu'elle pouvait craindre. Malheureusement, ceux-ci se trouvaient le plus souvent à la tête des communautés humaines.

Qu'ils fussent cachés sous les traits d'édiles, de questeurs, de prêtres ou de fonctionnaires, qu'ils fussent nobles ou roturiers, ils avaient tous deux traits en commun : l'avidité et la peur, rebaptisées pour l'occasion « bon sens » et « prudence ». Leurs propres pillages leur avaient appris à craindre leurs semblables et ils ne voyaient les autres qu'à la lumière de leur égoïsme.

Malheureusement pour l'espèce humaine, les vertus de leurs dirigeant habitaient aussi une part importante de la population, même si c'était à un bien moindre degré. Ainsi, le bon sens amenait tout un chacun à tenter de s'emparer du peu de biens que les autres possédaient et la prudence commandait de réduire à néant les victimes de ces vols. Les plus féroces d'entre eux étaient les parangons de vertu et les chantres du bien, la pureté de leurs intentions transformant à leurs yeux leurs pires crimes en autant d'actes de bonté.

Pour commettre le mal, ils aimaient à s'assembler en de vastes troupeaux guidés par des idées délirantes et des orateurs habiles et la moindre assemblée reprenait à son compte les règles communes en les dissimulant sous les habits d'une bonté changeante et mesquine.

A leurs yeux, le bien était, une fois que l'on était parvenu au sommet de sa propre pyramide sociale, de diminuer la pression de son pied sur la gorge de ses semblables, la moindre respiration devenant alors un don gracieux de la part du dirigeant.


Ce fut ce qu'elle décrivit à ses amis lorsqu'elle fut de retour à la caverne. Sans surprise, elle avait retrouvé Hellequin assis à l'endroit-même où elle l'avait laissé et où il attendait une décision qu'il savait inévitable. Sans surprise également, elle avait découvert que ses compagnons d'évasion s'étaient rassemblés pour l'attendre dans la salle aux échos.

Toutes ces choses furent dites très simplement car le but de Moïra n'était pas de convaincre qui que ce fût mais de les amener tous à la sagesse. Quand elle eut achevé son récit, son regard fit le tour de l'assemblée et elle conclut son discours par ces mots :

« Nous partons ce soir pour le vieux chêne qui m'a vue renaître. Tous les êtres de féerie ont entendu ma voix, compris mon choix et nous y rejoindront. De là, nous nous rendrons tous dans l'Autre Monde. Nous ne reviendrons ici qu'à la veille de la fin des temps, afin que tout soit consommé. Que feront les Sans Destin ?

Hellequin, qui avait repris l'apparence du Grand Veneur de la Chasse Sauvage et se tenait debout près d'elle, essuya d'un geste tendre de l'index les larmes qui coulaient sous les yeux de Moïra.

-Ce qu'ils voudront, Ma Dame. Quant à moi, je sollicite de ta bienveillance l'honneur et la joie de t'accompagner dans cet exode.

Un sourire scella leur accord. Comme Hellequin se détournait pour partir, Moïra l'arrêta d'un geste.

-Reste avec nous.

-Non, Ma Dame. J'ai senti sur toi ceux qui t'ont fait pleurer et je tiens à leur faire mes adieux en personne.


A l'heure du départ, Hellequin était de retour, entouré de la Chasse Sauvage qui glissait joyeusement sur l'air pour faire fête au Grand Veneur. Voyant que ses compagnons étaient prêts, il prit place au côté de Moïra et emboucha son cor, faisant résonner sa plainte déchirante avant de montrer l'ouest d'une main décharnée.

-En avant, ma Mesnie ; en avant, mes amis !

Derrière eux, la troupe des exilés s'avança pour les suivre.

A mi-parcours, Oreor se joignit à eux et Hellequin le laissa seul avec Moïra pour se diriger vers l'arrière-garde et prendre la dernière place dans leurs rangs. Quand tous les êtres de féerie eurent passé le portail vers l'Autre Monde ouvert par Moïra, il fit face à l'armée humaine qui les avait suivis. Il brisa alors ses bois de deux gestes secs et les posa sur une dalle de pierre qui se trouvait là. Tandis que des bois nouveaux poussaient sur son crâne, il se détourna et rejoignit le portail qu'il passa sans un regard vers ceux qui l'observaient. Aussitôt, le passage se referma derrière lui et des soldats prirent position autour de la dalle et surtout des bois pour en interdire l'accès à jamais. Ce fut là, en cet instant que s'assemblèrent devant la dalle les dirigeantes et les dirigeants de notre monde ainsi que des représentants choisis des fonctionnaires et des fonctionnaires. Alors, tous entonnèrent d'une seule voix l'hymne que nous chérissons tant et qui nous rappelle notre triomphe :

« Un enfant nous est mort, alléluia !

Notre enfance est décédée, alléluia !

Espérer fut son tort, alléluia !

Aussi l'avons nous tuée, alléluia ! »

Ce fut ainsi que le peuple de féerie disparut de notre monde et que toute magie le quitta avec lui.



Epilogue :


L'immense victoire remportée par nos troupes, l'incroyable courage dont elles firent preuve en se sacrifiant pour nous protéger des pouvoirs maléfiques des hordes déchaînées de féerie sont toujours célébrés chaque huitième Soldi. Qui parmi vous n'a pas été ému aux larmes par les souffrances de nos soldats et surtout de leurs chefs qui eurent raison du terrible Hellequin avant de décapiter l'atroce Moïra, la reine des démons ? Mais je laisse tout ceci aux journalistes car ils le racontent bien mieux que je ne saurais le faire.

Disons plutôt quelques mots du plus grand de nos héros, trop souvent méconnu du grand public, hélas.

Notre ami le Magus, ayant senti le vent tourner bien avant ses collègues, avait abandonné l'alchimie et la magie pour ouvrir une école de fonctionnaires. Pris de l'un de ces accès de génie dont il était coutumier, il inventa coup sur coup le tampon encreur, la TVA et le code de procédure administrative. Quand la magie eut entièrement disparu de notre univers, ses anciens camarades vinrent peupler les bancs de son école et c'est sous la houlette de leurs descendants que l'humanité avance à présent vers un avenir meilleur.

Quand au Magus lui-même, il est encore considéré comme le héros qui a fondé notre civilisation éclairée, ainsi que le savent tous les écoliers.


Octembre - 6

 

Chapitre 6

Comme elle l’avait deviné, le dragon et les sylphes ayant survécu à l’explosion décidèrent bien vite de les quitter ; en revanche, aucun des autres n’en manifesta le moindre désir. Ils sortirent pourtant afin de recueillir de quoi fabriquer des abris car quelques-uns d’entre eux, au premier rang desquels se trouvait le lutin, désiraient par-dessus tout avoir un toit à leur échelle au dessus de leur tête après tant de temps passé prisonniers entre ciel et terre. Le lutin s’allia même aux nains afin de bâtir une forge pour y couler et y travailler le métal recueilli par le gnome avec qui ils s’entendaient comme larrons en foire. Son premier ouvrage fut un splendide verrou qu’il posa fièrement sur la solide porte qu’il avait construite pour son asile de pierre. Comme prévu, il se referma sans un cliquetis quand l’heureux propriétaire des lieux repoussa l’huis avant d’exploser en un concert de jurons car il avait oublié de forger la clef. Quelle ne fut pas sa mine lorsque l’un des elfes s’avança, passa sa main au dessus du complexe mécanisme et tira la porte qui s’ouvrit immédiatement et sans le moindre effort ! Il ne s’avoua toutefois pas vaincu et demanda à ses amis nains d’enchanter le verrou afin qu’il résistât aux pouvoirs des elfes, ce à quoi ils s‘attelèrent sans tarder. Si les choses n’avaient pas évolué entre-temps, leur dernière invention avait nécessité trois passes au lieu d’une.

Tous avaient donc aménagé l’espace en fonction de leurs désirs et de leurs humeurs, s’assemblant et se séparant au gré de leurs caprices mais en s’adressant toujours à Luor en cas de litige ou pour les questions qui dépassaient leur entendement. Elle était loin d’avoir réponse à tout mais pouvait puiser dans les connaissances de chacun des esprits des habitants de la grotte, ce qui lui avait permis de résoudre tous les problèmes qui lui avaient été posés.


Il sentait parfois l’esprit de Luor se tendre vers le sien et dissimulait alors sa véritable personnalité derrière l’illusion qu’il avait créée; s’il n’était pas entièrement à l’abri de ses pouvoirs, elle ne pouvait le contraindre en rien, et ceci même au sommet de sa puissance. N’était-il pas le premier des Sans-Destin ? Fort heureusement, elle n’avait pas tenté de faire appel à lui quand il avait dû s’absenter pour mener la Grande Chasse qui n’avait lieu qu’une nuit de chaque mois lunaire. Il se sentait mal à l’aise car cette situation pouvait perdurer éternellement si rien ne venait la modifier. Il hésitait pourtant à agir car il lui paraissait peu convenable d’intervenir en bien comme en mal dans une existence qui n’était pas la sienne. Ils avaient toujours différé sur ce plan… Il attendait donc, prenant part au semblant de vie qu’avaient conçu Luor et les siens pour échapper à un monde qui finirait bien par détruire ce doux rêve comme il détruisait tous les autres. Ce groupe était si soudé et si cohérent sous son apparence hétéroclite que même lui ne s’y sentait pas seul et n’éprouvait pourtant pas le besoin de s’en évader. Il lui arrivait parfois de croire que tout cela pouvait durer mais il avait trop vécu pour céder à de telles illusions. Malgré tout, il comprenait à présent ce qu’elle avait voulu faire, ce à quoi elle avait voulu échapper en prenant cette décision qui l’avait surpris au premier abord. Quant à ses conséquences, elles l’indifféraient autant que le soir de la volte qui avait vu sa réapparition. Il participait à ce qu’elle avait créé tout en attendant patiemment ce qui ne pouvait manquer de survenir.


Le petit groupe s’assemblait régulièrement pour fêter tantôt l’un, tantôt l’autre ou plus simplement pour fêter la joie d’exister. L’expérience qu ‘ils avaient vécue avait laissé des traces indélébiles en chacun d’eux mais bien peu évoquaient ce sujet, et ceci seulement quand les souvenirs devenaient trop pesants pour l’un d’entre eux. Ils partageaient alors son fardeau puis recommençaient à vivre. S’ils vivaient séparés, certains avaient formé des sortes de groupes au gré de leurs affinités, comme les nains, le gnome et le lutin, par exemple. C’était eux qui avaient mis au point les sources de lumière qui éclairaient à présent les grottes ; c’était une lumière étrange qui avait la teinte rosée de l’aurore et qui enveloppait les habitants des lieux dans une sorte de torpeur dont rien ne semblait pouvoir les tirer et dont la douceur était comme un baume déversé sur leurs plaies. Ici, tous les sons s’estompaient et la vie semblait ralentir pour se transformer en une béatitude bien proche du non-être sauf dans le voisinage du gobelin et des farfadets dont les jeux rompaient souvent la monotonie des lieux. Luor avait d’ailleurs dû intervenir pour restaurer le calme quand les nains s’étaient réveillés d’un sommeil sans doute provoqué grâce à quelque artifice pour se retrouver liés les uns aux autres par leurs barbes méticuleusement tressées et nouées autour d’une mèche lente qui les aurait consumées sans l’intervention providentielle de l’ondin. Même le gnome avait ri en regardant ses trois amis trempés jusqu’aux os qui se débattaient en tentant de se séparer tandis que les elfes contemplaient en se gaussant le nœud prodigieusement complexe qui les reliait, expliquant aux nains atterrés qu’il allait falloir les raser de près pour les délier. Ils avaient finalement consenti à défaire l’objet du délit au grand soulagement des victimes qui, une fois séparées, s’unirent pour donner une « bonne leçon » aux farfadets, se munissant pour l’occasion de leurs marteaux de forgerons. Fort heureusement, le gnome s’interposa et le drame fut évité mais il fut décidé d’interdire aux plaisantins des activités si dangereuses sous peine de... Sous aucune peine, en fait, car le concept de punition leur était inconnu. Toutefois, les mots de la jeune fée semblaient avoir force de loi aux yeux de tous.

Il arrivait parfois à Luor de rester quelques temps repliée sur elle-même, ne s'intéressant que peu à ce qui l'entourait. On aurait cru alors que rien ne la touchait, que rien ne l'affectait, comme si elle avait dressé un mur entre elle-même, son entourage et ses émotions. D'une certaine façon, elle devenait ainsi son propre geôlier. L'épisode des nains parvint pourtant à la faire sourire, mettant fin à l'un de ces épisodes, et on la vit faire le tour des grottes comme si elle les voyait pour la première fois. Tous firent comme si de rien n'était mais chacun savoura la joie de la voir émerger vraiment de son profond sommeil. Quand ce tour fut achevé, ce qui lui prit quelques jours, elle se replia une fois de plus sur elle-même mais son silence était cette fois d'une nature différente. Elle finit par se diriger vers le lac et y nagea longuement avant de se coucher sur le dos pour contempler la voûte au dessus d'elle, caressée par un doux courant issu de l'abîme. Ce ne fut qu'alors qu'elle prit la pleine mesure de la peur qui l'habitait, de la peur qui les avait tous envahis.

Quant elle émergea des flots, elle se rendit dans la demeure des elfes et les interrogea. Elle voulait connaître l'origine de leurs pouvoirs, savoir comment eux-mêmes les utilisaient mais ils l'ignoraient. Il en fut de même pour chacun des habitants des cavernes. Tous, elle-même y-compris, jouissaient d'étranges capacités mais nul ne savait de quoi elles étaient issues ou comment ils les maîtrisaient. Il y avait une excellente raison à cela : elles leur semblaient tout à fait normales. A l'inverse, le Magus et ses semblables naissaient désarmés mais pouvaient devenir suffisamment forts pour maîtriser n'importe quel être de Féerie grâce à leur savoir. Elle comprit qu'elle ne cesserait d'avoir peur que le jour où elle aurait acquis ces connaissances qui les rendaient redoutables. Ce fut ce qu'elle expliqua à ses compagnons après les avoir tous réunis dans la grotte du lac pour leur faire part de sa décision.

Un long silence succéda à son discours. Enfin, l'un des nains prit la parole pour clamer haut et fort leur sentiment à tous:

-Rien de bon ne sortira de cela ; rien de bon ne peut venir de ces êtres. Tu parles de connaissances, mais qu'entends-tu par là ? Vas tu découper des hommes en morceaux, les torturer pour apprendre à mieux les tuer ? Est-ce cela, ce savoir si précieux que tu recherches ?

-Tous les animaux tuent pour vivre, et certains jouent avec leurs proies. Tu ne peux pas leur reprocher cela.

-La plupart le font parce que telle est leur nature, et parce qu'ils ne comprennent pas la douleur des autres ni même la leur, qu'ils vivent comme une chose normale et inévitable. Les humains n'ont pas cette excuse. D'ailleurs, même pour eux le Magus est un monstre, l'un de ceux qu'ils appellent seigneurs et qui les dirigent tant grâce à leur pouvoir de nuisance que grâce aux hordes de leurs semblables qui se réunissent autour d'eux pour recueillir les miettes de leurs pillages.

-Le Magus ne comprenait que sa propre souffrance, comme la plupart des animaux. Pour lui, nous n'étions rien.

-Si tu considères cette vermine comme un bon échantillon de sa race, que veux-tu faire avec elle ?

-Apprendre à ne plus la craindre ! Veux-tu que nous restions terrés ici à jamais, sans le moindre espoir d'être libres un jour ?

-Si pour pouvoir sortir, je dois devenir comme le Magus, alors oui, je préfère rester ici et je ne veux pas croire que tu puisses faire un autre choix.

Sur ces mots, il se leva et quitta les lieux, bientôt suivi de tous les autres membres du groupe à l'exception du lutin. Ce dernier rejoignit la fée et chercha son regard.

-Alors ?

-Je sais qui tu es. Tu peux reprendre ta vraie apparence.

-En me disant cela, tu montres justement que tu ne sais pas qui je suis. Je n'ai pas de vraie apparence : toutes sont aussi vraies les unes que les autres. Ceci dit, je réitère ma question. Alors ?

-Je dois essayer.

-Dans ce cas, je te souhaite un bon voyage.

-C'est tout ?

-Je ne vois rien d'autre à dire. Pars et reviens-nous vite, Ma Dame.

Et ce fut tout.


Octembre - 5

 

Chapitre 5


L’explosion fut cataclysmique, et ce fut effectivement la qualité de la construction qui sauva la plupart des prisonniers. Dès que le sylphe entra dans la geôle de la salamandre, celle-ci enfla de manière prodigieuse et le mur qui servait à l’enfermer éclata d’un coup tandis que tous les autres se rompaient puis s’anéantissaient après avoir protégé les occupants des cellules du souffle de l’explosion. Luor ne sut que bien plus tard de quoi ils étaient faits et comment ils l’avaient préservée ainsi que la plupart des autres êtres de féerie. Le Magus, qui avait prévu toute éventualité, disparut dans un éclair de lumière qui parut bien pâle auprès du nouveau soleil qu’avait allumé l’agonie de la salamandre et du sylphe. Ce fut à ce moment que tout s’écroula et que Luor chut en tournoyant de plus en plus vite dans un tourbillon d’air d’une chaleur prodigieuse. Pour la seconde fois de son existence, elle perdit alors conscience et ne revint à elle que bien plus tard.

Elle sentit tout à coup que quelqu’un secouait son épaule et se redressa pour mieux distinguer le visage du nuiton, ou lutin comme on le nomme dans bien des légendes, qui venait de la réveiller. Elle vit que celui-ci portait son bonnet de guingois et sut alors que l’explosion avait bien eu lieu car on n’avait jamais vu pareille chose sous les cieux d’Octembre.

Elle l’avait donc fait; elle avait tué deux êtres et sans doute plus que cela afin de sauver sa propre vie… Elle se sentait étrangement vide, inaccessible à toute émotion. Elle aurait dû avoir de la peine ou perdre la raison devant l’énormité de son acte mais elle ne ressentait rien, rien d’autre qu’un grand vide qui l’occupait tout entière. Sans doute était-elle un monstre comme le pensait le Magus. Elle regarda le lutin, voulut se lever puis se rassit. Pourquoi aurait-il fallu faire quoi que ce soit, après tout ? Elle aurait aimé pouvoir fermer les yeux comme le faisaient les humains et surtout dormir. Le sommeil semblait leur faire tant de bien ! Mais elle ne le pouvait pas, sa nature de monstre le lui interdisait. Elle regarda autour d’elle et ne vit rien de particulier. Le sol était nu à l’exception de quelques êtres de féerie qui étaient assis ça et là. Elle aurait aimé que tout le plateau fût dévasté pour montrer au monde l’étendue de son crime mais il ne portait aucune trace de l’explosion. Elle finit par se lever pour aller voir ses compagnons. Tous étaient indemnes. Aucun ne semblait lui en vouloir. Ils étaient contents. Heureux même. Ils faisaient des projets, se demandaient où aller et semblaient attendre quelque chose d’elle. Quand elle se mit à marcher vers ailleurs, ils la suivirent. Voir le dragon marcher la fit rire, si la crise de tremblements qui la secoua se nomme bien un rire. Les autres rirent aussi. Il était si grand et si gauche ; lui ne rit pas pour ne pas les brûler. Ses grands yeux de serpent, ses beaux yeux de chat restèrent fixés sur Moïra et ne cillèrent pas tandis qu’il la jetait au loin d’un coup de patte qui lui fit mal. Elle ne riait plus quand elle se précipita vers lui, flamboyante d’une lumière dont l’intensité croissait à chaque pas ; seul le gnome osa s’interposer et arrêta sa charge de son ventre fait de terre et de pierre mêlées. Le dragon, impavide, repoussa négligemment le gnome dont le poids défiait l’imagination et plongea son regard dans celui de Luor avant de dire d’une voix semblant surgir des entrailles du monde:

-Tu n’es pas cela.

Ce fut tout mais ce fut assez. Il releva le gnome puis s’assit sur son train arrière et entreprit de laver son museau maculé de terre à l’aide de ses pattes avant qu’il enduisait de venin incandescent avant de les passer sur sa tête. Tous rirent à nouveau devant son visage d’où s’écoulait une nappe de lave à la manière d’une bien étrange barbe qui n’était pas sans rappeler celle de leur ancien geôlier. Quand il eut achevé ses « ablutions », il regarda à nouveau Luor et lui demanda de sa voix d’outre-tombe:

-Où allons-nous?

-Je ne sais pas ; ailleurs, dans un endroit où le Magus et ses pareils n’iront pas nous chercher.

-Nulle part alors, à moins que tu ne connaisses un tel lieu.

-Moi, j’en connais un, dit alors le gnome de sa voix rocailleuse. Tous se tournèrent vers lui tandis qu’il expliquait sa pensée :

-Loin sous ce plateau, il y a une série de cavernes dont ils ignorent l’existence.

-Comment le sais-tu ?

-Elles contiennent de l’or et celui-ci est intact. Croyez-moi sur parole : ils ne les ont pas trouvées. De plus, elles n’ont pas d’entrée pour des êtres comme eux.

-Je ne voudrais pas paraître idiot, mais il me semble difficile de se cacher dans un lieu dénué d’entrée, remarqua le lutin.

-Cela, j’en fais mon affaire si nous décidons de nous y réfugier, répondit le gnome.

Chacun ayant donné son accord, il les entraîna un peu en dessous du plateau et se mit à creuser le long de la paroi. Creusait-il vraiment? En tout cas, des vagues de roche se déversaient derrière lui tandis qu’il avançait sans paraître faire le moindre effort. Enfin il revint sur ses pas et invita ses compagnons à le précéder dans la grotte car il comptait refermer la paroi derrière eux. Sans se concerter, ils s’effacèrent alors devant Luor qui s’avança dans la nuit sans même se rendre compte qu’elle n’était éclairée que par la lumière qu’elle-même émettait. En suivant le couloir creusé par le gnome, elle s’aperçut que les parois de celui-ci étaient totalement lisses et que la roche ne portait nulle trace de choc. On aurait pu croire qu’elle s’était effacée devant lui, ce qui était d’ailleurs le cas, comme la jeune et ancienne fée devait le comprendre par la suite. Elle émergea enfin du tunnel et parvint dans la première des cavernes décrites par le gnome.

Elle était immense et contenait en son sein un petit lac alimenté par des sources qui jaillissaient des parois en bruissant doucement; un peu plus bas, on entendait le sourd grondement d’une cascade qui devait s’enfoncer dans les entrailles de la terre. Voilà qui allait sans doute faire le bonheur de l’ondin! Luor continua à s’avancer, suivie de l’étrange groupe formé par les êtres de féerie qui l’accompagnaient, à l’exception de l’ondin qui ne faisait déjà plus qu’un avec l’eau du lac.

Le réseau formé par les cavernes était immense mais Luor vit bien qu’il ne paraîtrait pas tel aux yeux du dragon, ni même des sylphes. Quant à elle, elle s’y sentit tout de suite à son aise et la lumière qu’elle émettait s’éteignit peu à peu tandis que les ténèbres l’enveloppaient, car même sa vue ne pouvait pas entièrement percer les profondeurs de la nuit qui l’entourait de toutes parts. Pour la première fois depuis qu’elle avait été emprisonnée par le mage, elle se sentit seule et son soulagement fut immense. Ici, personne ne l’examinait pour la juger, personne ne voulait se servir d’elle, et l’impitoyable lumière du Magus s’était enfin éteinte.


Octembre - 4

 

Chapitre 4


Dès le lendemain, le Magus se mit en action. Il commença par faire appel à quelques sbires stipendiés afin de leur faire rechercher le Marabille, leur donnant pour consigne d’utiliser tous les moyens possibles pour mettre la main sur l’un des rares exemplaires connus de l’ouvrage. Certains de ses collègues allaient sans doute subir quelques conséquences fâcheuses de cette décision, mais il lui sembla que son but altruiste l’autorisait à user de méthodes telles que le chantage ou l’enlèvement, voire pire. Il saurait bien les dédommager par la suite, peut être même en les autorisant à lui parler de temps à autre.

Dès que ceci fut fait, il revint dans la tour invisible et se mit en quête d’un moyen de faire souffrir Luor ; pour cela, il choisit parmi les autres prisonniers ceux qui lui ressemblaient le plus, c’est-à-dire les sylphes et les elfes, afin de procéder à quelques expériences. Ne disposant que d’un seul exemplaire de fée dans son stock, il ne voulait pas l’endommager par quelque maladresse. Il ordonna donc à ses chasseurs de se mettre en quête de succédanés. Dès l’annonce des premières captures, il se mit au travail sur ses cobayes. Il répétait d’ailleurs souvent le mot « travail » et se permettait quelques jeux de mots afin de se détendre entre deux séances. Ainsi, il murmurait parfois des phrases comme : « Quel travail, le travail! », avant d’éclater de rire et de retourner « travailler au travail du sujet travaillé », riant à nouveau de ses propres boutades et autres jeux de mots.

Il œuvra avec méthode, usant de chacun des éléments avec beaucoup de circonspection. Comme il était inutile et stupide d’essayer de tourmenter un sylphe au moyen de l’air, il essaya tour à tour de les brûler, de les noyer puis de les écraser avec des résultats aussi divers qu’intéressants qu’il notait au fur et à mesure dans son journal, y joignant le protocole de ses expériences afin qu’elles fussent reproductibles par ses collègues. Il se disait qu’ainsi même ses échecs seraient utiles à l’être humain. Hélas, les sujets eux-mêmes ne partageaient nullement son enthousiasme et semblaient peu empressés de contribuer à l’augmentation des connaissances de l’homme sur son environnement, ce dont le Magus se plaignait parfois. Il se consolait en se disant qu’ils étaient trop stupides pour comprendre la grandeur de son but. Il venait d’en finir avec le broyage systématique des membres de 17 (il leur attribuait un numéro pour plus de commodité) et les regardait se reformer avec beaucoup de déception, d’autant que le sujet avait montré un grande endurance à la douleur, quand il eut une idée qui le laissa pantois devant la puissance de son propre intellect. Que pouvait-il faire avec son pauvre matériel de laboratoire sinon obtenir des températures médiocres et des pressions dérisoires ? Il se leva et se mit à contempler son stock avec attention. Un sylphe pouvait-il résister au poids d’un gnome, à la température générée par une salamandre ou à une combinaison des deux ? Voilà qui demandait réflexion… et expérimentation. Il maugréa devant la difficulté des tâches qu’il allait devoir accomplir puis se mit à l'ouvrage.

En entendant ces dernières pensées, Luor faillit danser de joie dans sa cellule mais se contenta de rester impassible sous le regard des dizaines d’yeux qui la surveillaient nuit et jour. Après tant de temps passé dans cette cellule, elle était enfin proche du but et il lui semblait être déjà libre…

Dans les premiers temps de son incarcération, elle s’était laissée gagner par un sentiment d’impuissance devant les formidables connaissances de son futur bourreau qui semblait savoir mieux qu’elle-même ce qu’elle était. Puisque sa destinée était de mourir dévorée, pourquoi aurait-elle dû lutter? C’était écrit là, dans ces livres qu’elle était incapable de comprendre ; il fallait donc que ce fût vrai. Elle s’était ainsi laissée dépérir peu à peu, s’enfermant dans un désespoir toujours plus sombre et profond, anéantissant chaque pensée, chaque début de projet qui aurait pu la tirer de l’état de stupeur presque bienheureuse dans lequel elle se trouvait. Elle assistait aux séances de torture sans émotion, se contentant d’attendre son tour et en venait presque à admirer la puissance de son geôlier, son absence de compassion quand il se vautrait dans l’abjection de sa propre cruauté. Était-il seulement cruel ? Non. Pour lui, les êtres de féerie n’étaient rien, aussi s’efforça-t-elle de devenir ce rien qu’il percevait. Qu’aurait-elle pu lui reprocher alors qu’elle assistait à la torture de ses compagnons d’infortune sans même sourciller, et qu'elle était presque heureuse que ce ne fût pas elle ? N’était-elle pas en quelque sorte sa complice, n’était-elle pas après tout la véritable cause de leur malheur ?

Elle fut sauvée par le retour de la Chasse Sauvage. Elle n’avait pas la moindre idée de ce qu’était cette meute hurlante qui courait sur les rayons de lune en scrutant la nuit, comme en proie à une faim dévorante et jamais assouvie. Pourtant, ce fut elle qui la tira de l’abîme où elle s’était plongée, dans lequel elle s’était tant complu.

Cette nuit-là, le Magus avait regardé la Mesnie Hellequin avec ennui et s’était redressé, les mains sur ses hanches, sûr de lui tandis que les loups couraient vers la tour. Un nuage recouvrait la lune pleine, et on ne distinguait qu’à peine les silhouettes des chasseurs dont les yeux illuminaient la nuit d’une teinte de sang. Enfin le nuage passa et on put voir la Chasse Sauvage dans toute sa terrible splendeur : entre les loups, les ombres argentées des chasseurs allaient et venaient, en quête d’une proie sur laquelle fondre, s’éloignant parfois avant de rejoindre le centre de la meute pour repartir aussitôt, comme guidés par l’appel d’une faim frénétique. En ce centre se tenait une silhouette haute et pâle qui semblait guider la troupe. Comme celle-ci se rapprochait, Luor put voir cet être étrange aux gestes hiératiques emboucher un cor tout en levant sa dextre vers la tour. Il portait une longue robe couleur de lune d’où émergeaient deux mains décharnées aux longs doigts tendus vers leur proie ; quand le cor approcha ses lèvres inexistantes, elle vit ses yeux semblables à deux étoiles vieilles et froides illuminer d’une teinte féroce le crâne de cerf qui formait sa tête ; les innombrables andouillers de ses bois s’inclinèrent vers la tour et toute la meute détourna sa course en hurlant tandis que son maître chantait sa rage à la nuit.

Luor regarda alors le Magus en se demandant de quel terrible sortilège il allait user pour détourner la troupe avide de sa proie. Cette dernière était couchée sur le sol et tremblait de tous ses membres en scandant le nom de la plus puissante des divinités de son panthéon, celle qu’il nommait « Maman ». A ce moment, Luor en savait assez sur lui pour comprendre qu’il appelait ainsi la femelle qui l’avait enfanté avec l’aide d’un mâle que le Magus appelait « Papa » et qu’il craignait visiblement. Rien ne s’était passé. La Chasse Sauvage avait poursuivi sa route, le Magus s’était relevé en vantant son courage et la bonté de son âme avant de disparaître tandis que Luor se rasseyait dans sa cellule. Rien ne s’était passé mais tout avait changé.

Dès le lendemain, Luor cessa de contempler le Magus et concentra son attention sur ses compagnons. En peu de temps, elle découvrit qu’elle pouvait entendre leurs pensées ou leurs émotions comme dans le cas de la salamandre de laquelle n’émergeait nul raisonnement mais seulement une sensation d’enfermement. Enfin elle se demanda si ce don pouvait être employé d’une autre manière et tenta de communiquer avec eux. Elle commença par essayer de calmer la salamandre dont la panique venait constamment interrompre ses tentatives et découvrit que celle-ci était incapable de penser de manière cohérente et se trouvait constamment en proie à un effroyable appétit qui la condamnait à dévorer sans cesse ni trêve. Elle parvint à franchir cet obstacle en canalisant l’appétit de cet être vers le mur… qui commença à se ternir sous les assauts répétés du feu dévorant qu’était la salamandre.

Ce fut en espionnant les pensées du Magus qu’elle comprit que l’un des aliments du feu était l’air et que la température de la flamme pouvait augmenter si on la nourrissait. L’ironie de la situation n’échappait pas à Luor, qui savait très bien pourquoi ce triste sire voulait que le feu pût atteindre des températures dépassant l’imagination mais de telles considérations ne pouvaient plus l’arrêter. Elle conçut ainsi l’idée qui allait peut-être aboutir non seulement à sa propre libération, mais aussi à celle de tous ses compagnons.

Ayant compris qu’un sylphe était à l’air ce qu’un salamandre était au feu, c’est-à-dire son essence, elle trouva le courage d’entrer en contact avec ceux qui étaient emprisonnés avec elle. Elle ne connaissait aucun d’entre eux mais comprenait leur danse. Ils venaient d’Octembre, ils venaient du royaume de la reine des fées, ils venaient de chez celle qui voulait la dévorer, mais tout cela était loin dans l’espace comme dans le temps et elle avait besoin d’eux à ce moment. Elle oublia ses peurs et leur expliqua son plan qu’ils ne comprirent pas tout d’abord. Elle se tut quelques temps et conversa avec le jeune dragon qui lui conseilla d’ordonner et non de discuter car il était avide de revoir les siens et surtout de fendre à nouveau l’espace de ses ailes puissantes qui le mèneraient là où son désir l’emporterait. Elle s’adressa alors au gnome bien mal nommé et reçut de lui la sagesse de la terre qui donne sans compter et meurt épuisée et injuriée par ses enfants qui n’ont pas su voir combien elle souffrait. Elle reçut aussi de lui la force que tous tirent de leur passé, la force d’être encore contre vents et marées, la force d’avancer quand la fontaine de l’espérance s’est tarie et que tout semble épuisé. Elle s’adressa enfin à tous et obtint qu’ils ne changeassent rien à leur attitude jusqu’à ce que son plan eût éclot puis mûri.

Commença alors la plus difficile des tâches qui lui avaient incombé : convaincre le Magus que le plan de Luor était sa propre idée sans qu’il se doutât qu’elle avait modifié ses pensées. Elle commença par essayer de lui transmettre des impressions, des sensations simples et banales afin de ne pas prendre de risques. Il lui fallut une demi lune pour obtenir qu’il se grattât l’épaule, et une autre pour qu’il partît au lit de bonne heure suite à une crise de bâillements. Le rendre triste ou joyeux lui prit moins de temps car il semblait très perméable aux émotions sans pour autant les ressentir consciemment. Elle comprit bien vite qu’il était inaccessible à la pitié car pour lui, l’autre n’existait que dans la mesure où il lui était utile : ce n’était pas un être mais un objet dénué d’existence propre et destiné à lui apporter certaines gratifications. Dans l’univers du Magus, seul le Magus souffrait. Son premier plan, qui était de réveiller la conscience du triste sire, dut donc être abandonné faute de matière première. Cette joyeuse ignorance de l’existence d’autrui la surprit tout d’abord mais elle devait s’apercevoir par la suite que ce sentiment était très partagé. Ce ne fut que quelques semaines plus tard qu’elle parvint à s’immiscer dans les raisonnements du Magus pour les modifier insensiblement en lui suggérant de nouvelles idées qui semblaient logiques. Ce ne fut pas aussi difficile qu’elle l’avait craint car, tout comme Luor, le vieil homme n’avait pas la moindre idée de la façon dont ses propres pensées naissaient et disparaissaient ni de l’endroit dont elles provenaient : elles étaient là, puis n’y étaient plus. Elle faillit satisfaire sa curiosité en lui suggérant quelques idées incongrues mais se retint à temps car ce n’était ni le moment, ni le lieu pour procéder à de telles expériences, mais elle vit alors qu’elle avait plus de points communs avec le Magus qu’elle ne l’aurait désiré… Enfin vint le moment tant attendu où elle allait pouvoir vérifier la valeur de son propre raisonnement : puisque le feu de la salamandre, appliqué de manière répétée sur le mur, avait un effet visible sur celui-ci, il était logique de penser que cet effet était lié à la chaleur engendrée par la créature (les murs des autres geôles étaient intacts, y compris ceux qui contenaient la fureur du dragon) ; que se passerait-il quand cette température augmenterait de manière vertigineuse ? Le Magus, qui n’était pas un imbécile, se posait la même question mais avait confiance en la qualité de la construction qu’il avait bâtie selon les recommandations d’un vieux grimoire. Il procéda donc aux aménagements nécessaires puis introduisit un sylphe dans la cellule de la salamandre.


jeudi 9 décembre 2021

Octembre - 3

 

Chapitre 3


Elle contourna le lit d’un torrent et parcourut quelques centaines de mètres ; parvenue à la lisière du plateau, elle vit au loin un spectacle si étrange qu’elle s’arrêta, interdite.

Suspendues entre ciel et terre, d’étranges formes s’agitaient presque convulsivement, courant de ça de là, allant et revenant comme si des murs invisibles les renvoyaient constamment vers leurs points de départ. On distinguait une flamme, une eau tumultueuse, une lame de terre ainsi que des silhouettes sombres ou lumineuses dont certaines se tenaient immobiles, comme perdues dans toute cette agitation. Tandis qu’elle contemplait cet étrange spectacle, elle sentit monter autour d’elle un vague murmure qui allait en s’amplifiant, à la manière des voix de milliers de marcheurs qui auraient convergé vers elle. Lorsqu’elle voulut se déplacer, elle se sentit emprisonnée dans les rets d’un filet qui se refermait sur elle, d’un filet de plus en plus serré qui se contractait à chaque mouvement de son corps. Enfin ce fut la nuit.


En entrant dans la cellule préparée par l’alchimiste, il en vit les faiblesses et sourit; voilà qui n’allait pas la retenir bien longtemps, sauf si tel était son désir. Le prisonnier dont il venait de prendre la place disparut tandis qu’il s’avançait doucement vers le mur de la geôle. Il s’arrêta, les yeux fixés sur elle et s’assit en tailleur, contemplant son corps inanimé puis ses compagnons d’infortune tandis que le Magus compulsait des grimoires tout en marmonnant des mots sans suite. Quand il vit que la prisonnière commençait à bouger, il se releva pour imiter l’attitude de son prédécesseur.


Le murmure devenu vacarme s’apaisa peu à peu et cessa d’enserrer Luor qui se dégagea lentement du filet d’ombre dans lequel elle était prise. Elle se redressa, rassemblant peu à peu ses idées et faillit connaître une joie sans limite : loin de la terre, elle volait enfin sans personne pour la soutenir ! Mais cette joie disparut dès qu’elle prit conscience du sol glacé qui la soutenait et sur lequel elle s’assit. La clarté qui était en train de naître au fond de ses grands yeux brillants et sages s’éteignit aussitôt.

Elle baignait dans la lumière d’un soleil d’hiver pâle et glacé qui semblait l’entourer de toutes parts, tant et si bien que sa main ne projetait nulle ombre sur son propre corps. A sa droite, une colonne de feu se mua en tourbillon puis en sphère, revêtant mille formes dans sa course folle qui la menait dans chaque recoin d’un dôme invisible ; elle devenait parfois une sorte de lézard composé de flammes qui rugissait de colère en vomissant des torrents de lave sans émettre le moindre son, même si chacun de ses gestes montrait sa souffrance et sa peur. Au dessus d’elle, un flot d’eau mouvante semblait connaître les mêmes tourments, tout comme un être fait de terre et de pierre situé derrière elle. A sa gauche, un petit bonhomme tout de vert vêtu pleurait tout en martelant de sa tête couverte d’un curieux bonnet rouge un mur inexistant. Sous elle, il n’y avait rien à l’exception du sol lointain qui semblait la narguer. Devant elle, en revanche, elle vit un rassemblement à nul autre pareil. Réunis en de vastes cercles et comme empilés, tous les êtres de féerie se trouvaient là : gobelins, farfadets, elfes, sylphes, coquefabues, korkorils, manticores, dahus, nuitons et tous les autres dont elle avait ouï parler, et même un jeune dragon dont les yeux de serpent scrutaient les alentours en quête d’un ciel où voler. Certains s’agitaient, couraient, volaient tandis que d’autres gisaient assis, pâles et résignés.

Au centre de l’assemblée, un humain vêtu d’une longue robe dorée caressait sa barbe blanche teintée d'or, les yeux fixés sur un objet qui semblait flotter dans les airs, tout comme l’homme lui-même. L’objet composé de feuilles rectangulaires réunies par l’un de leurs côtés retenait toute son attention, même si ses yeux revenaient fréquemment se poser sur Luor. Il la buvait alors du regard : on aurait cru qu’il voulait fouiller son corps et son esprit jusqu’en leurs plus secrets recoins, en quête d’une réponse à une question mystérieuse et terrible. Ses yeux couleur de ciel d'octobre opéraient ainsi un curieux va-et-vient entre l’objet et le petit être. Grommelant dans sa barbe, il prit un autre objet ressemblant au premier qu’il venait de jeter à terre et se plongea dans son étude. Enfin il releva la tête et marcha droit sur Luor avant de s’arrêter à quelques pas d’elle, respirant à pleins poumons. Un pâle sourire tordit ses lèvres quand il leva une main tremblante vers Luor :

-Les dieux soient loués, tu es une fée!

Il repartit en courant sur l’air vers l’objet qu’il avait abandonné et tourna une feuille en la parcourant du regard. Luor l’observa quelques instants avant de se rendre compte qu’elle venait de l’entendre ! Comment une telle chose était-elle possible alors qu’aucun son n’avait atteint sa peau depuis qu’elle se trouvait dans cet endroit ? Et surtout, pourquoi ne l’entendait-elle plus tandis qu‘il continuait à parler ?

Qu’avait-il voulu dire ? Était-ce à cause de ses ailes absentes qu’il n’avait pas reconnu ce qu’elle était ? Elle observa l'homme plus attentivement et vit que des signes étaient inscrits sur les feuilles qu’il compulsait et comprit qu’ils avaient un sens pour lui. Elle jeta un coup d’œil rapide vers les deux sylphes immobiles dans leur cellule puis se concentra sur les agissements de l’être humain.

En l’examinant soigneusement, elle entendit un vague murmure et faillit interrompre sa concentration tant elle craignait de voir se reproduire les événements qui l’avaient amenée dans cet endroit. Elle écouta donc avec attention et constata que le son était d’une nature différente. A demi rassurée, elle observa l’homme avec plus d’intensité et faillit à nouveau s’interrompre quand le murmure fut remplacé par des sons distincts:

-Hmmhm… destinée monde incarnation certes enfance elfes sylphes PUISSANCE pouvoir ignorance… Voila : dans son jeune âge Elle reste maîtrisable et vulnérable pour l’initié doté d’un grand pouvoir -il devait penser à moi- et d’une grande intelligence -encore moi- qui pour le bien des hommes -les hommes, certes- souhaiterait acquérir omniscience, omniprésence et omnipotence ainsi qu’une vie infinie !…

Dansant d’un pied sur l’autre, l’homme déchiffrait signe après signe les symboles qui couvraient la feuille. Une pointe d’envie traversa le cœur de Luor, tant elle aurait aimé pouvoir accomplir un tel acte en lieu et place de cet imbécile bouffi d’orgueil !

-Pour accomplir tous ces miracles et acquérir une puissance qui n’appartient qu’aux dieux, l’initié devra s’assurer que la fée le lui donne de son plein gré, car une telle puissance ne peut être dérobée. C’est pourquoi il devra torturer la fée dans sa chair et son esprit jusqu’à ce qu’elle renonce d’elle-même à exister en ce monde et accepte son sort pour le bien de l‘humanité. Ce n’est qu’alors que l’initié consentira à la débarrasser du fardeau de la vie et se nourrira de son essence afin de placer sa puissance entre des mains plus aptes à l’utiliser. -Bon, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs, et puis c’est pour le bien de tous, après tout ! - Il est dit dans le Marabille de Nublesce que c’est ainsi que la Reine des Fées conserve sa puissance et préserve son trône, condamnant au tourment toutes celles qui pourraient lui succéder… -Si elle le fait, pourquoi pas moi ?- et c’est là aussi que sont consignées les méthodes nécessaires pour accomplir cette grande merveille.

L’homme s’interrompit et chassa d’un revers de la main l’objet posé devant lui qui chut lourdement sur le sol invisible.

-Le Marabille, tu m’en diras tant! Ça fait des siècles que je le cherche ! Où veux-tu que je le trouve, abruti !

Il tourna encore et encore autour de l’objet qu’il nommait « livre », poussant ça et là quelques jurons accompagnés de borborygmes incompréhensibles bientôt transformés en cris de colère.

-Non, je ne me laisserai pas faire, ni refaire, ni défaire ! Pas comme ça ! Il n’y a pas de hasard ! Ce petit monstre est là, à portée de ma main, jeune et inconscient de son potentiel, prêt à être exploité par un être capable et digne de confiance ! J’en sais bien assez, après tout… La torturer est tout à fait à ma portée !

Tandis qu’il tournait ainsi, la nuit tombait peu à peu autour de la prison des êtres de féerie qui restaient baignés dans la lumière froide et hivernale qui les entourait de toutes parts. Les desseins du triste sire restaient obscurs aux yeux de Luor qui ignorait le sens du mot « torture ». Elle avait fini par comprendre qu’elle entendait les pensées de l’homme qui se désignait lui-même par le mot « Magus » et que beaucoup d’entre elles n’avaient aucun sens. D’après le peu qu’elle saisissait, elle devina qu’il se livrait à de curieuses expériences sur les êtres qu’il nommait ses « rats » et qu’il considérait comme moins que rien ; elle sut bien vite qu’il la rangeait dans cette catégorie.

Toutefois, son attention avait été retenue par une toute autre chose : l’homme avait dit qu’elle était une fée ! Voila qui éclairait grandement le nom qu’Oreor lui avait donné et qui l’invitait à réfléchir. Elle savait que les humains représentaient le destin sous les traits de trois femmes en train de tisser, de trois femmes qui distribuaient le lot de chaque mortel… Moïra…

Soudain, elle vit l’homme tendre l’oreille et se tourner vers le nord. En le regardant plus attentivement, elle sentit les vagues de peur qui affluaient en lui tandis qu’il répétait en tremblant : « La chasse!… La chasse sauvage ! O dieux, protégez moi! »

En se tournant elle-même vers le nord, Luor vit apparaître peu à peu l’origine de cette peur qui se muait en terreur. Fendant l’air nocturne, une meute hurlante et sauvage volait vers la tour invisible. Elle était composée de loups couleur de glace aux formes fantomatiques dont les crocs formidables luisaient dans la nuit ; autour d’eux flottaient de pâles silhouettes aux yeux couleur de sang qui scrutaient le sol avec une avidité presque palpable. Posant à nouveau son regard sur l’homme qui contemplait cette apparition avec effroi, Luor entendit les pensées qui emplissaient son esprit. Il se souvenait encore de ce que sa mère lui avait dit : c’était la Mesnie Hellequin, la Chasse Sauvage dont le passage ne réveillait pas les hommes bons, tandis que les mauvais, eux, voyaient face à face le Grand Veneur aux bois de cerf venu tourmenter leur âme maudite.

Il tomba à genoux, les mains sur les oreilles, et fut pris d’un tremblement incoercible tandis que ses yeux exorbités contemplaient les loups aux mâchoires gigantesques qui passaient en hurlant. Quand la meute traversa les murs de sa forteresse invisible, il s’écroula sur le sol et fut pris de spasmes tout en blottissant sa tête au creux de ses bras, luttant pour ne plus voir, pour ne plus entendre. Comme les derniers loups passaient, il releva la tête et poussa un soupir de soulagement: le Grand Veneur était absent ; Hellequin n’accompagnait pas la meute des damnés. Un peu plus tard il se releva avec un sourire satisfait.

-Après tout, je suis quelqu’un de bien, on dirait… Je n’ai jamais fait de mal à un être humain, ou si peu. Les animaux et les trucs bizarres, ça ne compte pas ! Et puis, il pouvait toujours venir, le Hellequin! Il aurait vu de quel bois je me chauffe ! Allez, au lit.

Il disparut dans un éclair de lumière blanche tandis que des nuages se formaient autour des cellules et se transformaient en autant d’yeux vigilants fixés sur les prisonniers. Le « Magus », s’il n’avait pas été autant obnubilé par sa propre personne, aurait certainement vu la lueur dangereuse qui venait de s’allumer dans le regard de l’une de ses victimes.


dimanche 5 décembre 2021

Octembre - 2

 

Chapitre 2


Durant les premières lieues de son périple, elle eut l’impression de parcourir sa propre mémoire. Chaque arbre, chaque rocher lui rappelait un souvenir qu’elle prenait plaisir à évoquer, et même les pires d’entre eux lui paraissaient pleins de charme tant elle avait l’impression de faire ses adieux à son ancienne vie.

Sa mémoire était l’un des traits qui la différenciaient des autres sylphes. Eux semblaient négliger le passé tout autant que l’avenir pour se plonger dans les délices de l’instant, alors qu’elle se souvenait des plus petits détails de tout ce qu’elle avait vu depuis son apparition. De même, tandis que leurs actes ne produisaient que peu de remous dans les courants du temps sur lequel ils glissaient gracieusement sans en agiter l’onde, il lui semblait que ses propres actions gagnaient en signification ce qu’elles perdaient en légèreté. Son brusque départ était un bon exemple de ce phénomène : n’importe quel sylphe laissait les événements suivre leur cours sans éprouver le besoin d’agir qu’elle ressentait ; de plus, le voyage simple et gratuit que l’un d’eux aurait accompli d’un battement d’ailes devenait pour elle une expédition difficile dont l’achèvement était rien moins que certain.

Elle marcha durant un jour et deux nuits avant d’atteindre enfin un endroit qui lui était inconnu. Quand le soleil se leva, elle put contempler les vertes collines qui s’étendaient à l’horizon. Là-bas, le feuillage des arbres semblait plus sombre, détail qui lui avait échappé durant la nuit car les couleurs devenaient alors difficiles à distinguer. Cette nuance n’avait rien d’étrange car elle pouvait se rendre compte, même à cette distance, que les épineux se faisaient de plus en plus nombreux et denses sur les pentes élevées des monts.

Fascinée par ce spectacle nouveau pour elle, elle ne descendit qu’à regret de la cime de l’arbre sur laquelle elle s’était juchée pour tenter d’apercevoir ce qui l’attendait. Elle ressentit l’effet d’un tiraillement quand elle la quitta avant de s’apercevoir qu’un sentiment de liberté jaillissait en elle. Quelles qu’en fussent les conséquences, les quelques pas qu’elle venait de parcourir l’éloignaient de son enfance pour la faire entrer dans un monde inconnu et imprévisible : à la peine du départ venait de succéder la joie de la découverte.

Ce ne fut qu’à ce moment qu’elle comprit pourquoi Oreor lui avait fait don d’un nouveau nom même si les raisons qui avaient guidé son choix lui échappaient encore. En effet, que peut distribuer celui qui n’a rien ? Ce nom était certes beau, mais il semblait bien peu approprié.

« Moïra », se répétait-elle tout en avançant entre les arbres. Elle aimait ces sons qui éveillaient en elle d’étranges échos mais elle ne parvenait pas à s’identifier à eux. Elle se remémora alors les mouvements amples et majestueux de la danse d’Oreor et revit leurs accents puissamment évocateurs sans pour autant parvenir à en comprendre le véritable sens. Non, pas encore; elle resterait Luor jusqu’à ce que son nouveau nom lui convienne enfin.

Comme la pente se faisait plus douce, elle atteignit un ruisseau qui courait dans un creux de terrain ; elle avait vu sa source jaillir du sol un peu plus haut et n’avait pas voulu s’attarder, mais elle ne put résister à l’attrait de l’eau fraîche et se plongea avec délice dans le courant avant de s’y baigner longuement. Rejoignant l’autre rive, elle s’y assit puis se laissa sécher par le soleil. Elle se leva enfin et reprit sa route dans la douce lumière du crépuscule, fredonnant tandis que les ombres s’allongeaient autour d’elle et qu'elle entrait dans une forêt inconnue. Elle y marchait depuis des heures quand elle s’arrêta, interdite, avant de s’avancer parmi les vestiges d’arbres qui jonchaient le sol. On y voyait des branches couvertes de feuilles à divers stades de corruption, de grandes traînées creusées dans la terre meuble et surtout des souches suintantes de sève qui montraient que le massacre s’était achevé récemment.

Rien dans son expérience n’avait préparé Luor à une telle vision, et elle passa des heures à contempler puis à toucher les restes des arbres qui s’étaient trouvés là sans pouvoir comprendre ce qui avait pu se produire. Enfin, elle se souvint de ce qu’Oreor lui avait dit un jour : ce pénible spectacle témoignait d’une présence humaine. En effet, les membres de cette espèce faisaient une grande consommation de bois, tant pour construire des sortes de terriers où ils se cachaient durant la nuit que pour le faire flamber dans un but inconnu. Elle aurait tant voulu que le sylphe fût là pour lui expliquer toutes ces choses et l’emmener loin de ce lieu ! Qu’il leur fallût du bois était compréhensible et ne la choquait en rien, car nombreux étaient les animaux qui en usaient librement, mais pourquoi autant dans un seul endroit ? Qu’est-ce qui pouvait justifier un tel massacre ? En se remémorant ce que lui avait dit son mentor, elle s’assit contre un arbre bien vivant et se serra contre son tronc. Son sentiment de liberté s’était évanoui, et elle comprit qu’elle n’était encore qu’une enfant dont la seule envie était de retourner sur ses pas pour retrouver un endroit où de telles choses n’arrivaient pas.

En se redressant, elle vit qu’une saignée presque rectiligne avait été opérée dans le corps de la vaste forêt en direction de l’ouest. Elle l’évita délibérément, préférant se déplacer dans les sous-bois plutôt que dans un champ de ruines où la terre battue et rebattue donnait à grand peine naissance à quelques brins d’herbe.

Moins d’une heure plus tard, elle se trouvait à l’orée de la forêt. Malgré sa peur et sa peine, elle s’était forcée à avancer, refusant de toutes ses forces de s’avouer vaincue. Peu à peu, les arbres s’étaient fait plus rares et les broussailles plus nombreuses jusqu’à ce qu’elle aperçût devant elle un paysage vallonné dont les quelques hauteurs étaient occupées par d’étranges volumes aux multiples arêtes. La demi-lune qui les éclairait donnait un aspect bizarre à ces excroissances qui venaient rompre l’harmonie d’un paysage surtout composé de courbes.

Luor devina que ces choses étaient des habitations humaines et s’approcha prudemment du lieu où vivaient ces tueurs d’arbres. En voyant quelques souches ça et là, elle devina qu’ils avaient peu à peu rongé le territoire de la forêt, massacrant toute vie au gré de leurs besoins, voire de leurs caprices. Le terrain était à présent vide ou occupé par des plantes poussant en rangs serrés, de manière ordonnée, comme si on avait volontairement banni toutes les autres espèces afin de ne conserver que celles qui, soumises à une autorité de fer, acceptaient de vivre et de mourir pour répondre aux besoins mystérieux de leurs impitoyables maîtres. Luor se dirigea vers les plus hautes d’entre elles et se faufila entre les plantes, se baissant légèrement en évitant de les toucher afin de ne pas être vue.

Enfin elle parvint au pied de l’une des constructions et put l’observer à loisir. Elle constata tout d’abord qu’elle ne formait pas une unité : une sorte de mur de bois, fermé de tous côtés, entourait divers bâtiments dont elle avait aperçu les toits un peu plus tôt. Des tours occupaient chaque angle de la palissade ; au sommet de celles-ci, de maigres silhouettes scrutaient la nuit d’un œil inquiet. En les observant, elle vit qu’elles étaient bien plus grandes qu’elle et surtout gauches, malhabiles dans leurs mouvements. Chaque son, chaque craquement du bois les faisait se redresser, se cramponnant nerveusement aux longs bâtons qu’elles tenaient à la main. Elle comprit en les observant que ces êtres vivaient dans la peur et partageaient bien plus les mœurs du lapin que celles du loup malgré leur force apparente et leur taille. En voyant la hauteur des palissades, elle comprit aussi que celles-ci n’étaient pas tant destinées à protéger leurs occupants contre d’autres animaux que contre leurs semblables.

Luor reprit la route en prenant bien garde à rester invisible et inaudible pour les êtres dont elle venait d’observer le mode de vie, ce qui lui demanda si peu d‘efforts que tant d‘incapacités la surprenaient. Elle se sentait à la fois fascinée, horrifiée et perplexe. Qu’étaient-ils ?

Enfin, elle atteignit la lisière de la forêt et s’élança dans les fourrés puis gravit la pente qui menait au cœur de l’assemblée des arbres, savourant le frisson du chant des oiseaux et la caresse des feuilles dans le vent. Elle était de retour dans son élément et se sentit libérée d’un poids qu’elle n’avait pas eu conscience de porter même si elle ne pouvait pas s’empêcher de penser aux étranges êtres qu’elle venait de voir. Se souvenant des leçons qu’elle avait reçues, elle savait qu’eux seuls étaient capables de parler et d’assembler des idées comme le faisaient les êtres de féerie. Malgré cela, ils étaient dénués de tout, comme elle avait pu le constater : ils entendaient à peine, ne voyaient guère mieux, avaient moins d’odorat que leurs chiens, n’avaient ni protection ni arme naturelle… Pouvait-on imaginer une créature plus inapte à la survie ? Ils existaient pourtant et se craignaient les uns les autres, ce qui montrait qu’ils étaient suffisamment protégés du monde pour pouvoir occuper leurs loisirs à s’étriper entre eux. Luor ressentait un curieux mélange de méfiance et d'attirance à leur égard. Peut-être aurait-elle un jour l’envie de mieux les connaître, mais elle préférait les fuir pour le moment : l’ampleur des dévastations qu’elle avait vues lui faisait soupçonner qu’ils étaient capables du pire, et elle n’était pas prête à le voir.

Peu à peu, le paysage se modifiait. Le règne de la forêt prit fin tandis que débutait celui de grandes plaines entrecoupées d’assemblées d’arbres qui paraissaient à peine mériter le nom de bosquets. De même, les habitations humaines se modifiaient : la pierre prenait de plus en plus d’importance dans les constructions, allant parfois jusqu’à remplacer entièrement le bois. Les hommes vivaient rassemblés en de vastes troupeaux dissimulés derrière des murailles de roc. Les plus couards d’entre eux allaient jusqu’à se couvrir d’épaisses carapaces de métal qui semblaient pouvoir résister à n’importe quel choc et se déplaçaient sur des chevaux capables de courir plus vite que Luor, guidés par des chiens que son odeur effrayait. Elle avait croisé quelques personnes qui s’étaient enfuies à sa vue, hurlant que la Grande Chasse était de retour et elle avait compris qu’il valait mieux les éviter tout à fait, la peur étant souvent à l’origine des pires violences dans le monde animal.

L’hiver s’approchait à grands pas quand elle parvint au pied d’une élévation que surmontait un vaste plateau aride qu’elle atteignit quelques heures plus tard. Rien n‘éveilla son attention pour la préparer à ce qui allait survenir.