samedi 18 octobre 2025

Tube 29 (28)

 

Hymne au Seigneur du beau temps


Rapportez au Seigneur, enfants de sa bonté,

Rapportez au Seigneur le vent et sa fragrance

Qui ont baigné vos corps depuis la prime enfance

Emplissant votre vie de la joie d’être né.


Entendez le Seigneur, le Dieu de gloire rit

De vous voir vous ébattre en sa magnificence

En jouissant de la vie dont Lui-même est l’essence :

Vous êtes ses enfants, de vous Il est épris.


Le souffle du Seigneur fait pousser les forêts,

Le souffle du Seigneur habite au cœur de l’être ;

C’est sa joie qui permet à la vache de paître

Et nourrit les lapins tout comme les furets.


La voix du Créateur habite dans les eaux

Et étanche la soif de chaque créature,

Baignant de sa bonté les fruits de la nature,

Coulant dans le secret du chêne et du roseau.


La demeure de Dieu résonne de son rire :

Tout y tremble devant sa fougue paternelle

Et la joie du Seigneur y demeure éternelle,

Prodiguant sa chaleur à tout ce qui respire.


Envoi :

Lorsque nous adorons Satan et les puissances,

Le Seigneur a pour nous le regard d’un parent

Qui attend le retour de son unique enfant :

La voix du Créateur est un chant d’espérance.


Note : Aussi étrange que cela puisse paraître, l’idée de ces vers, aussi maladroits soient-ils, m’est venue en lisant le Psaume 29, l’Hymne au Seigneur de l’orage (Bible de Jérusalem, CERF, 2011). L’envoi, quant à lui, est constitué de resquilleurs qui sont montés dans le train alors que j’avais le dos tourné.


L'Avenue du Ciel (table des matières)

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mardi 7 octobre 2025

Un jour au parc

 

Un papillon s’envole au soleil de ta gloire ;

Un rai de lumière me dit tout ton amour

Que me chante l’oiseau qui là-haut fait sa cour

Et que conte la fleur dans les plis de sa moire.


Un lombric s’enfouit au sein de ta grandeur

Et l’araignée égraine un chapelet de pluie

Quand la limace trace une courbe réjouie

Célébrant la venue des dons de son Seigneur.


Sur une herbe une tique attend quelque passant

Dans le vœu d’accomplir un pieux pèlerinage

Loin des lieux dangereux où va tomber l’orage

Changeant les flaques d’eau en un vaste océan.


Et moi, là, sur un banc, j’attends ton arrivée

Avec tout ton royaume annoncé par la Bible,

Les yeux écarquillés devant les trous du crible

Où jamais n’entrera mon âme dépravée.


Poésies diverses (table des matières)

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lundi 29 septembre 2025

Le vingtième courrier

 

Cher ami,

Tout d’abord, ne t’étonne pas de la façon dont ce courrier t’est parvenu.Ce n’est pas qu’il soit vital ou essentiel même si je crois qu’il contient des informations qui t’intéresseront. Mets plutôt ce moyen de transmission sur le compte de mon tempérament un peu joueur : cela fait longtemps que je souhaite tester cette méthode de communication.

Ensuite, je dois faire encore une fois appel à tes services pour remercier Svetlana de ma part. Comme elle me l’a dit, le premier organe qui reconnaît l’infestation démoniaque est bel et bien le nez, et sa description de l’odeur inimitable de ce phénomène s’est révélée des plus exactes. Je ne sais pas d’où elle a tiré toutes les données qu’elle m’a communiquées mais elles sont extrêmement utiles pour moi. La sainte Russie aurait-elle créé des UFR de magie dans ses universités ?

Enfin, et avant d’en venir à la partie substantielle de ce courrier, merci pour les informations au sujet de la magie des bâtons, faute d’un autre nom. Ainsi, nous serions passés de la magie en 4D et plus à celle en 2D après l’invention de l’écriture ? Il faudra que j’y pense vraiment parce qu’il me semble que ce renseignement s’emboîte parfaitement avec certains autres dont je dispose, mais nous verrons cela en temps et en heure. Remarque, j’aurai dû m’en douter en visitant les pyramides ou les alignements de menhirs.

Et, avant d’oublier, mille mercis également à ta charmante épouse. Comment a-t-elle su que c’était précisément de cet ustensile que j’avais besoin ? Ceux qui prétendent que l’intuition féminine est un mythe devraient prendre la peine d’en rencontrer quelques unes, je crois…

Venons-en à présent à la moelle de cette lettre, que j’espère substantifique. J’ai lu le gros dossier que vous avez rédigé à propos des adorateurs des démons, parcouru quelques notes personnelles et, surtout, j’ai rassemblé mes écrits sur les rêves que m’a procurés mon peu aimable squatter, ainsi que sur les théories qui infestaient mon esprit tandis qu’il était là. En joignant tout cela aux témoignages d’anciens adeptes que j’ai connus, je crois être parvenu à tracer un portrait non pas des croyances satanistes mais de la propagande qu’ils infligent aux autres. En effet, je pars de l’hypothèse que leurs croyances et leurs thèses réelles ne sont pas du tout diffusées : les anges, déchus ou non, ne pensent pas mais savent et, à mon sens, gardent cela pour eux. Le salmigondis qu’Amaymon a fait ingurgiter à mon esprit n’est pas son savoir mais, comment dire ? La nourriture qu’il prépare pour ses chiens. Comme tu lis la Bible avec assiduité et que tes connaissances en magie et peut-être en mythologie sont bien plus vastes que les miennes, je vais t’épargner les citations et autre appareil critique. Voici donc, en gros, ce que je pense avoir saisi :

Notre planète a été créée par une grande déesse-mère nommée Ashéra dans son aspect diurne et Lilith dans son aspect nocturne. Elle a un parèdre, son chevalier-servant Cernunnos/Lucifer. Tous deux sont gentils, pacifiques et aimants. Ils ont créé l’espèce humaine mais celle-ci n’est pas tout à fait la nôtre, comme nous allons le voir.

Sous leur règne, la Terre a connu un âge d’or qui a pris fin avec l’arrivée d’un dieu méchant, sournois, vantard, guerrier, cruel, etc. etc. etc., identifiable au Dieu de la Bible, selon ces croyances, du moins. Il a apporté avec lui une nuée d’âmes du même acabit et les a imposées aux gentils êtres humains, forçant leurs esprits pour les placer sous la domination de ses sbires, sbires qui ne sont nul autres que nous, bien sûr, monstres patriarcaux et cruels qui refusons d’obéir à la déesse-mère. Note aussi que l’envahisseur a apporté l’écriture aux hommes afin de leur infliger ses lois et sa propagande : son arrivée marque les débuts des temps historiques et, selon les tenants de cette thèse, des temps des conflits.

Seulement, quelques gentils êtres humains véritables échappent au joug du dieu cruel à chaque génération et adorent leurs authentiques créateurs. En détournant les technologies inventées par les méchants, ils ont pu se regrouper en organisations philanthropiques qui promeuvent le retour de l’âge d’or et la paix perpétuelle en proposant de liquider l’occupant par des moyens pacifiques tels que l’avortement, la stérilisation et l’euthanasie afin de supprimer les créatures souillées par le dieu cruel pour ne laisser vivre que les gentils enfants de la déesse-mère. Je te laisse le soin de deviner combien de survivants sont attendus.

Mais cessons là. Je sais que cette histoire a un goût de réchauffé ; je me suis même demandé combien de fois elle avait servi, avec toutes les variantes imaginables. D’ailleurs, la version que j’ai racontée ici n’a rien de canonique. Comme tu peux l’imaginer, les noms changent aussi souvent que les circonstances mais l’esprit reste le même. Ainsi, cette version manichéenne et victimaire est assez représentative du genre. Est-elle habile ? J’avoue l’ignorer, mais elle présente l’avantage de pouvoir regrouper une catégorie de gens minoritaire, ceux qui sont prêts à passer à l’action, tout en leur donnant bonne conscience. Je crois que les gens prêts à faire le mal en le sachant sont très peu nombreux, alors que le nombre de ceux qui y prendront plaisir si le prétexte est bon est bien plus grand. Nous n’avons pas besoin de chercher bien loin dans nos mémoires pour en trouver quelques exemples, n’est-ce pas ?

Pour finir ce portrait, je voudrais te raconter un rêve que je trouve exemplaire : il ne raconte rien de particulier, ne comporte nul message ésotérique – identifiable par le simple mortel, du moins, et paraît presque entièrement innocent, comme tu vas pouvoir en juger.

Je suis à l’entrée d’une grotte et je viens de rentrer d’une chasse fructueuse. Après une rapide toilette dans un torrent voisin, je broie des minéraux dans un mortier afin de préparer des couleurs dont ma femme a besoin pour ses peintures (elle est voyante et prêtresse de la déesse-mère). Je suis aidé par des adolescents que je forme à cette tâche. Demain, deux jeunes gens de leur âge devront mourir parce que la tribu ne peut pas les nourrir et deux autres seront stérilisés pour éviter un trop grand nombre d’enfants. Je suis convaincu que cette règle est juste et bonne, comme toutes celles promulguées par le conseil des mères.

Voilà. C’est tout. Maintenant vient ce que je ne peux pas vraiment exprimer. Je suis pleinement heureux, aimant et aimé. Je suis bien, à ma juste place en ce monde. Pour citer ce vieux lascar de Voltaire, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.

Peut-être te demandes-tu pourquoi je te raconte tout cela et quel rapport ceci a avec l’œuvre que tu poursuis. Et bien, aucun, peut-être, mais j’en doute. Quelque chose en moi me dit que nous allons bientôt avoir besoin de savoir tout cela, et bien plus. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le camp d’en face n’est pas formé que de psychopathes hirsutes et débauchés. Il est constitué pour une large part de bons citoyens qui travaillent, paient leurs impôts et donnent la pièce à des organisations charitables. Le seul problème avec eux est qu’ils sont mauvais depuis la surface de leur peau jusqu’à la moelle de leurs os. Leurs pensées fleurent la pourriture et la mort parce que le château de leur âme n’a qu’un seul habitant : eux-mêmes.

Je te laisse sur ces mots que tu trouveras sans doute vindicatifs et amers, mais je n’ai hélas rien d’autre à dire pour le moment. J’imagine que mon prochain courrier sera bien différent puisque mes rêves ont retrouvé leur cours habituel.

Au fait, tant que j’y suis, pense à consulter ta boite spéciale. J’y ai posté la retranscription des signes que j’ai vus sur une page que j’ai lue la nuit dernière. Elle n’avait aucun sens à mes yeux, mais cela ne veut pas dire grand-chose, n’est-ce-pas ? Si elle en a un aux vôtres, ne manque pas de me le faire savoir.

Bien à toi.


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lundi 22 septembre 2025

Tube 3 (73, Avenue du Ciel)


Qu’ils sont peu nombreux, mes oppresseurs,

peu nombreux, ceux qui se pressent contre moi,

peu nombreux, ceux qui disent de moi :

« Point de salut pour lui en son Seigneur ! »


Mais vous, Seigneur, vous êtes là !

Vous, Seigneur, vous me montrez du doigt

et me criez « Qu’as-tu fait de toi ?

Pourquoi imites-tu ceux-là ? »


Et moi, je me couche et m’endors

et jamais ne m’éveille pour vous suivre ;

je vais de-ci, de-là, parmi les badauds ivres,

négligeant de prier pour rejoindre le port.


Réveillez-moi, Seigneur !

Sauvez-moi de moi, mon Dieu !

Élevez mon regard vers les cieux,

aidez-moi à vaincre mes peurs !

En Dieu, la bénédiction.

En nous, la déréliction.


Note : ce texte s’inspire du Psaume 3, lu dans une Bible de Jérusalem (CERF, 2011).


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lundi 8 septembre 2025

Ballon-sonde

 

J’en ai assez, que le monde change et me change. Si encore il changeait un petit peu à la fois, et moi aussi, comme avant, tout irait bien. Mais là, ça ne va plus du tout parce qu’il change brutalement, et cela trop souvent.

Je ne veux pas dire qu’une seconde le ciel est bleu et la suivante, rose. Ce n’est pas si simple. Je veux dire qu’un jour la maison de Jorge est là et qu’un autre elle n’y est pas et que personne ne le voit.

Je n’en parle pas, car qui me croirait ? Même moi, je ne me crois pas lorsque je le dis.

Il y a quelques temps, je suis passé devant la maison de Jorge et elle n’était pas là. À la place, il y avait un garage ouvert. Un homme mûr discutait avec un adolescent qui apprêtait un vélo. Je me suis dit : « Hein ? » Et puis un peu plus loin, j’ai compris que ce n’était pas le même monde qu’avant mais ce fut très fugitif parce que ma mémoire était en train d’être reconstruite, alors très vite j’ai fait un nœud à mon esprit à l’endroit de l’absence de la maison de Jorge pour me souvenir qu’elle n’était pas là.

Une autre fois, je suis repassé à l’endroit de l’absence de la maison de Jorge et elle était là. J’ai quand même gardé le nœud à mon esprit pour me souvenir qu’elle n’y avait pas toujours été, et puis j’ai fait un autre nœud pour me souvenir que parfois elle était là, et d’autres fois non.

Par la suite, ma mémoire fut lente à changer, comme si les deux nœuds ralentissaient le débit des foutaises que le monde me racontait, alors j’ai réfléchi. J’ai regardé à côté de la maison de Jorge et le garage était là, mais fermé, cette fois. Je me suis alors dit : « Peut-être que le monde change seulement de volume, comme un ballon que l’on gonfle et que l’on dégonfle. Parfois les choses sont confondues ; d’autres fois, non. »

J’ai réfléchi et je me suis dit que ce n’était sans doute pas ça et j’ai été déçu. J’aurais bien aimé vivre sur le ventre d’Azatoth ou, mieux encore, sur celui de Shub Niggurath. Toutefois, mon histoire de ballons n’expliquait pas les « voisins vigilants ». Parce que, voyez-vous, Jorge a toujours été un « Voisin Vigilant » et que c’est pour ça que je n’ai jamais voulu le connaître. Pour moi, c’est un bout de l’œil de Sauron et je l’imagine immobile devant un mur d’écrans, un ordinateur branché sur le site de dénonciation de la police à portée de la main, marquant les passants du signe « 135 » qui donne « 531 » dans un miroir, ce qui me terrifie quand j’additionne les deux.

Et le problème, voyez-vous, c’est que lorsque la maison de Jorge est là, il n’y a que deux « voisins vigilants » dans le quartier. Par contre, lorsqu’elle n’est pas là, ils se multiplient comme des bactéries dans un boîte de Petri. Je ne sais pas pour vous, mais moi, je préfère un monde avec un seul Jorge.

J’ai réfléchi longtemps tout en marchant, ne parvenant même plus à comprendre ce que je comprenais l’instant d’avant. Moi qui étais déjà si seul, j’étais encore plus seul depuis que j’avais vu l’arnaque. Mais que faire ? Les solutions défilaient dans ma tête, allant de mauvaise à pire encore.

Et puis aujourd’hui, sur le chemin du retour, j’ai croisé deux femmes qui marchaient en riant et c’est alors que j’ai su. J’allais rentrer chez moi, écrire cette histoire à laquelle je ne croirais bientôt plus, défaire les nœuds dans mon esprit et dormir.


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lundi 1 septembre 2025

Le dix-neuvième courrier

 

Cher ami,

Comme tu le pensais, il semblerait que je me sois inquiété un peu trop vite. J’ignore de qu’Amaymon sait de tes recherches ou plutôt de ta quête, mais je sais que ce n’est pas dans ce cadre que nos routes se sont croisées. Il est entré dans ma vie à travers mon gagne-pain, je crois. Mais n’allons pas trop vite, parce que l’histoire a des aspects qui peuvent t’intéresser.

Mon client était un homme relativement cultivé selon les normes de l’époque. Passionné de fantastique, il avait lu tous les incontournables, ce qui n’est déjà pas si mal, mais également bien d’autres avant de voir le film « Le projet Blair Witch », que j’ai visionné depuis. Le film lui avait fait penser à une nouvelle de Karl Edward Wagner, « Sticks », excellente d’ailleurs. Au passage, je te la recommande chaudement. Ce qui fascinait mon client, c’était les bâtonnets liés, ces formes, ces figures, cette magie antérieure à l’écriture et usant de symboles oubliés. Notons au passage que lui-même est un ingénieur très féru de géométrie. Bref, il voulait écrire un roman autour de ce thème dont il n’avait trouvé nulle trace ailleurs. Il m’engageait essentiellement pour faire des recherches sur ce sujet ésotérique, mais aussi pour l’aider à obtenir un produit fini satisfaisant. Son style était intéressant, ses idées étaient claires, sa trame plutôt cohérente malgré un certain manque de substance. J’allais donc devoir mériter mes revenus mais je ne m’ennuierais pas, ce qui est déjà beaucoup.

Je parcourus avec lui le fil de ses recherches méticuleuses pour obtenir la même conclusion que lui : soit ce type de magie n’existait pas, soit nous ne savions pas lire les documents qui en parlaient, soit elle avait été transmise oralement et constituait un secret initiatique à la manière de l’alchimie : on peut lire toute la documentation disponible sans être plus avancé en l’absence d’un guide.

Comme tu le sais, la magie n’entre pas dans le champ de mes compétences mais j’ai beaucoup lu et j’ai quelques relations dans les milieux s’intéressant à l’occultisme. Lorsque j’en fis le tour, je finis par tomber sur quelqu’un qui connaissait quelqu’un : tu sais comment ces choses fonctionnent. Bref, un témoin avait vu cette magie à l’œuvre et pouvait me dire où.

Ayant donné ma parole, je ne peux guère t’en dire plus sinon que cette femme, dans sa folle jeunesse, avait vu des mages offrir un lieu au mal. Quand je dis un lieu, je parle de plusieurs hectares et de tout ce qui s’y trouve. Dans leur langage, ils appelaient cela « bâtir un trône à Satan ». Même si l’idée me paraissait tantôt loufoque, tantôt atroce, ma curiosité était piquée d’autant que, selon elle, le rituel ne comportait ni pentacles, ni écrits mais des bâtons liés pour former des structures, des chemins complexes suivis sur le sol et d’étranges chants dans une langue inconnue et bizarre. Et, tiens-toi bien, il ne comportait ni sacrifice, ni usage de stupéfiants ni même de partouze ! Existait-il donc un ordre cistercien parmi les satanistes ? Plus sérieusement, cette femme me dit plusieurs choses qui m’ont frappé : les démons n’ont pas de corps et le sexe les incommode ou les dégoûte ; l’usage de drogues n’a aucun sens pour eux ; nous leur sacrifions tant d’êtres chaque jour qu’un nouveau mort aurait été superfétatoire en plus de dangereux. Ajoute à cela que, selon les guides de la cérémonie, notre notion du mal est à la fois égoïste et enfantine et tu obtiens un bien étrange résultat. C’est presque du Machen, n’est-ce pas ? C’est bien lui qui disserte sur une sorte de sainteté du mal, il me semble.

C’est à peu près là que mes souvenirs s’arrêtent. Je pourrais te parler de ce fameux trône mais ce serait inutile car tu as déjà vu le lieu, comme tu le comprendras en lisant la documentation que je t’envoie par les canaux habituels. Je joins à cela des photos des bâtons liés et des scans de mes notes de l’époque. Tu verras qu’en fait, si tu connais l’endroit, il t’a paru anodin bien que peut-être vaguement repoussant. Pour ce qui est du rituel lui-même, je n’en dis guère plus dans mes notes mais les formes sont intéressantes, je crois. Peut-être pourrez-vous en tirer quelque chose.

J’en reviens à mon histoire, que j’ai reconstituée parce que, vois-tu, à partir de là, mes souvenirs sont presque entièrement effacés. D’ailleurs, en me questionnant à ce propos, j’ai ressenti du dégoût suivi d’un ennui si incommensurable qu’il m’a fait littéralement m’endormir, la tête sur mon bureau… Heureusement pour moi, le père Legendre connaissait ce phénomène sur lequel je reviendrai.

J’ai suivi les indications de la femme. Les lieux m’ont paru relativement normaux, comme la fois où nous les avons parcourus ensemble. Par contre, le comportement de ceux qui y passent ne l’est pas. Les formes sont là, bien visibles, mais personne ne les remarque ni ne les regarde. L’effet, lui, est particulier et se manifeste surtout par une perte de contrôle. C’est le genre d’endroit où un ancien alcoolique rêvera tant d’un verre qu’il le boira si on lui en propose un, si tu vois ce que je veux dire. Tu peux appliquer le raisonnement à tous les comportements morbides, déviants, dangereux ou violents. Rien de spectaculaire, et surtout rien que l’on ne puisse pas attribuer à sa propre faiblesse pour y répondre par la haine de soi.

Que vient faire Amaymon dans tout cela, me demanderas-tu ? J’y venais, justement. Selon cette femme, si j’en crois mes notes, il a un rôle qui ressemble à celui de Yog Sothoth dans les mythes lovecraftiens, celui de la porte et de la clef : avec lui, rien n’arrive ; sans lui, rien ne se passe. Il semble être une sorte de catalyseur nécessaire à la réaction. On trouve d’ailleurs cela chez les spécialistes en démonologie qui parlent du personnage même si son rôle y semble très ponctuel, et cela pour une évocation particulière. Bref, la femme m’a beaucoup parlé de lui et de son statut chez les saints du mal. Je présume donc que c’est en me rendant sur les lieux que j’ai attiré son attention et que c’est à ce moment-là qu’il a décidé de me tenir compagnie.

Voilà, je crois que c’est à peu près tout. Si j’ai oublié quelque chose, vous le saurez en lisant mes notes, ce que j’ai moi-même dû faire pour pouvoir rédiger cette lettre.

Je n’ai trouvé aucune trace de la femme ni même des gens qui me l’ont présentée. Je n’en tire aucune conclusion parce que de telles choses arrivent dans les milieux interlopes.

Si j’en suis arrivé là, c’est grâce au père Legendre. Ce prêtre, qui n’a pourtant jamais été exorciste, n’a même pas semblé surpris tant par ma confession que par ce que je lui ai raconté ensuite – Rassure-toi, je ne lui ai fait aucune mention du projet qui n’est pas mien même si j’y participe. Tes propres consultants spirituels suffisent amplement à vos besoins. Selon le père Legendre, donc, engendrer du dégoût et de l’ennui est à la portée d’un mentaliste chevronné et de telles réactions ne sont pas rares dans les cas d’infestation démoniaque : la victime trouve repoussantes toutes les choses susceptibles de l’aider.

Toujours selon lui, les signes montrent que j’ai été en contact avec le mal, mais pas celui qui engendre peur et douleur comme dans les films à succès. Non, ce serait la chose authentique, celle qui défait une créature en lui faisant croire qu’elle est en train de se libérer de chaînes alors même qu’elle entre en esclavage. Il m’a dit en souriant qu’afin de ne plus être les enfants du Seigneur, bien des gens devenaient des larbins qui s’ignorent.

Sais-tu qu’il m’en a beaucoup voulu de culpabiliser ? Il m’a dit que si j’avais le devoir de me reprendre et de me corriger, je ne devais en revanche jamais me juger parce qu’un tel acte n’était pas à ma portée. Selon lui, en la matière, il faut se considérer soi-même comme son prochain et suivre les préceptes évangéliques. Suivre les Commandements, obéir aux recommandations de l’Église, essayer d’imiter les Saints, c’est tout ce que l’on peut demander à une créature qui ignore pourquoi elle préfère les fraises aux framboises.

Mais laissons cela pour le moment. Je dois encore y réfléchir et j’imagine que tu auras quelques questions à me poser.

Je suis heureux que les mots que j’ai entendus en rêve vous soient utiles. Figure-toi que je m’imaginais qu’ils avaient un lien quelconque avec le peuple Aztèque. Les cultures de l’Amérique précolombienne (Quel bel oxymore ! Un continent nommé Amérique avant Colomb!) m’ont longtemps fasciné en raison de leur étrangeté, de leur caractère quasi extra-terrestre à mes yeux. Ajoute à cela le désir d’être le professeur Jones, mais pas celui de la salle de classe, bien sûr, plus quelques parties de Tomb Raider, et tu trouves un rêveur qui voit des civilisations perdues partout et surtout des possibilités d’aventures… Je n’aurais jamais pensé que cette expression soit encore plus étrangère que cela.

Je te laisse sur ces mots en espérant que vous n’aurez pas besoin d’un spécialiste pour décrypter mes notes. Si les figures géométriques tracées par les bâtons ont un sens, ne manque pas de me le faire savoir, je te prie, mais en Français, si possible. Souviens-toi que je suis presque un parfait béotien en mathématiques.

Bien à toi, et mon bonjour à Svetlana.


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lundi 25 août 2025

Deuil

 

Devant ma fenêtre, le vent meut les feuillages

Qui attendent l’heure de jaunir puis tomber.

Tout là-haut dans le ciel, le vent meut les nuages

Qui attendent l’heure de noircir puis tomber.


Par l’entrebâillement, le vent tourne la page

Du cahier où j’écris mes pensées desséchées.

En parcourant ma chambre, il frappe mon visage

Et vient y déposer des gouttes d’eau glacées


Qui glissent sur mes joues dépolies par l’usage

Pour frapper le cahier et son encre noyée.

Je ferme alors les yeux comme s’en vient l’orage

Berçant sur mes genoux mon âme foudroyée.


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mardi 19 août 2025

Le chant du coeur

 

2, Avenue du Ciel


Quand par monts et par vaux je cherche la lumière,

Par quel étrange sort l’abyme me suit-il ?

Où qu’aillent tous mes pas, ils restent sur son fil

Et la nuit a conquis la terre tout entière.


Du sommet de l’Etna à la Pointe du Raz,

Du bateau de Vasco au module lunaire,

De la modernité jusqu’à l’ère primaire,

L’abyme m’a suivi et m’a ouvert ses bras.


« Viens à moi, mon enfant. », me murmure la tombe ;

« Embrasse tes amants. », disent les asticots ;

Quand la mort me sourit de ses pauvres chicots,

Tout le monde me crie : « Oublie la vie et tombe ! »


Mes yeux cherchent le ciel, implorant un miracle

Mais le caveau me happe et concasse mon corps

Ouvrant enfin mon âme au trésor des trésors :

Ce que la nuit enserre au cœur du tabernacle.


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dimanche 17 août 2025

Maxime surfeuse

 

Nous aimerions tous pouvoir parcourir la toile en toute liberté mais seules les araignées peuvent faire cela, qu’elles portent un survêtement, un costume ou encore un uniforme.


Maximes et autres moralités

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mardi 5 août 2025

lundi 4 août 2025

Le dix-huitième courrier

 

Mon cher ami,

Et bien, j’ai eu chaud, n’est-ce pas ? Je parle au passé parce que la méthode préconisée par Svetlana a eu les effets escomptés. Je m’attendais à voir s’écarter une ombre ou à entendre une vague pschitt au loin mais les adieux d’Amaymon ont été un peu plus spectaculaires que cela. J’envoie un courrier séparé à cette dame pour la remercier mais je compte bien pouvoir le faire en personne dans peu de temps. Je ne suis pas tout à fait sûr que le mélange dont elle m’a donné la recette soit comestible mais il a assurément un effet tout simplement magique sur les parasites, ou du moins sur celui qui s’était logé dans ma vie.

J’ai lu et relu tes explications mais je ne suis toujours pas sûr de bien les avoir comprises. Tant que j’y pense, les excuses n’étaient pas nécessaires. J’ai bien compris pourquoi vous ne pouviez pas bannir vous-mêmes l’intrus et, à partir de là, pourquoi il était aussi inutile que vain de vous mettre à sa portée. Sans doute me trouveras-tu un peu étrange, mais je ne suis pas loin d’admirer les talents de ce fils du serpent dont la dangerosité ne fait aucun doute. Sans vous, je n’aurais même pas su qu’il était là avant de monter dans l’ascenseur pour le grand en-bas.

Ce qui me laisse perplexe, en fait, c’est le comment et surtout le pourquoi. À sa place, je me serais attaqué à toi. N’es-tu pas une cible bien plus logique, étant donné ce que tu as déjà accompli et ce que tu te prépares à faire ? Même si je suis assez fier de l’aide que je vous ai apportée, à commencer, comme tu t’en doutes, par le moyen de connaître le nom de mon ex-hôte, mon rôle est somme toute assez mineur.

J’ai lu ce que les maîtres de la démonologie les plus respectés ont cru savoir à propos d’Amaymon et leur description correspond fort peu à l’être qui m’a hanté, à tel point qu’ils n’ont pratiquement pas de traits communs. Ceci dit, comme ils ne savaient pas non plus que son nom n’était pas Amaymon mais l’odeur de l’encens que l’on devait brûler en l’évoquant, du moins si j’ai bien compris votre découverte, leur témoignage me semble assez peu probant. Il faudra que tu m’expliques comment vous avez appris cela.

Figure-toi qu’en t’écrivant, mon cerveau se met enfin en marche et que mes idées se font plus claires. En fait, bien des pièces du puzzle semblent avoir du mal à trouver leur place dans cette histoire. S’il ne t’a pas traqué, c’est qu’il n’était pas après toi, mais bien après moi. Il ne m’a pas paru appartenir à la catégorie de personnes pouvant se contenter d’un merle en guise d’une grive. Non. J’étais sa grive. Mais pourquoi ?

Pardon de t’utiliser ainsi, mon vieil ami, mais le fait de réfléchir en m’adressant à toi semble me stimuler, aussi vais-je abuser de ta patience et continuer. Maintenant que j’y pense, il me semble que j’ai joui de la compagnie d’Amaymon durant bien plus de temps que je ne l’imaginais. Je vais essayer de t’expliquer d’où je tire cette impression, mais cela risque d’être compliqué parce que tout ceci se fonde sur des sentiments assez vagues. Pour prendre une métaphore, j’étais installé dans un train dont je pensais qu’il se rendait dans la Jérusalem Céleste mais quelqu’un s’est mis à jouer avec les aiguillages.

Quand je me suis rendu compte que certains de mes rêves n’étaient pas les miens et que certaines de mes pensées ne m’appartenaient pas davantage, j’ai tout d’abord pensé que soit mon esprit avait commencé à déraisonner, soit j’étais une sorte de voyant ou de télépathe. Toutefois, lorsque je me suis mis à écouter des gens parler de leurs propres rêves, je me suis aperçu que je me trompais : en fait, très peu de songes étaient destinés aux gens qui les avaient faits.

Mais tu connais toutes mes thèses à ce propos comme à propos de l’endroit où nous pensons vraiment, aussi ne vais-je pas insister sur le sujet. Non, ce qui m’intéresse est ce qui m’est arrivé ensuite. Je crois que d’une certaine façon, mon identité a commencé à se déliter. À titre d’exemple, il m’est arrivé plus d’une fois, au réveil, d’admettre qu’un rêve était bien le mien en raison de souvenirs de lieux, de personnages, d’actions que j’avais à l’esprit pour ensuite déchanter devant l’évidence : ces souvenirs n’étaient pas les miens. Ainsi, il y a quelques nuits, j’ai rêvé que je parcourais les couloirs d’une université en quête de toilettes, un grand classique des rêves de pré-réveil s’il en fut. Toutes les pancartes étaient en Espagnol et je connaissais l’agencement des lieux puisque je m’y dirigeais avec sûreté, pestant seulement contre le fait que certains couloirs étaient fermés en raison de travaux. Rien de remarquable, donc, sauf à la fin. Au réveil, j’étais sûr de m’être trouvé en territoire familier car je me souvenais bien des lieux et des années d’études que j’y avais passées. Ce ne fut qu’un peu plus tard que je vis le problème : j’ai fait mes études en France et je n’ai jamais mis les pieds dans une université espagnole ou sud-américaine ; de plus, l’aspect des bâtiments n’évoquait rien pour moi. Au fait, avant de conclure à propos de ce rêve somme toute anodin : j’avais peur d’autres étudiants parce qu’ils étaient « tzetca metzi ». Dans mon esprit, ces termes dont je viens de transcrire la sonorité renvoyaient à une ethnie, une origine ou une race. Or, je n’en ai trouvé le sens ni dans ma mémoire, ni sur la toile. Aurais-tu une suggestion ?

Bref, ce qui m’intéresse ici, c’est que les contours de mon identité commençaient à devenir de plus en plus flous, à l’inverse de ceux de mon orgueil, et que ce flou envahissait ma vie pour des périodes de plus en plus longues après le réveil. Pour ce qui est de l’orgueil, n’avais-je pas, à l’aide de mes propres forces et de ma seule volonté, fait une découverte fascinante ? Et n’avais-je pas appris que ma propre personnalité n’était qu’un aspect d’un être bien plus complexe et bien plus vaste ? Tout ceci avait un côté Randolph Carter qui ne m’échappe pas. Et, au milieu de ce capharnaüm, où donc se trouvaient la Sainte Trinité et la Vierge Marie, me demanderas-tu ? Dans une case nommée « pratique religieuse » soigneusement séparée de la vie, te répondrai-je de la manière la plus moderne qui soit. Pardonne ma vulgarité, mais j’étais devenu une putain des démons et ils me bourraient à l’infini.

Voilà, c’est dit. Ces pensées devaient traîner quelque part en moi mais ce n’est qu’en t’écrivant que j’ai pu mettre le doigt dessus. Amaymon ne me cherchait pas parce que j’étais un morceau de choix : dans l’état où j’étais, s’il me voulait, il n’avait qu’à me prendre, comme tous ses frères. En fait, il m’utilisait parce que dans ma folie, j’étais devenu une cible facile, un point faible par lequel il pouvait accéder à vous tous.

Quel était son but ? De quelles idées, de quelles soi-disant informations comptait-il me remplir ? Je n’en ai pas la moindre idée, pas plus qu’un tournevis ne sait à quoi il va servir. Ce que je pense, c’est que, quelles qu’aient été ses visées, il avait besoin que je devienne une loque juste bonne à sourire lorsque l’on s’en sert, une sorte de drone sans pensée ni opinion, ni rien d’autre si l’on excepte la volonté de ses nouveaux maîtres et des croyances malsaines propres à polluer tout son entourage.

Je grossis le trait parce que je suis en colère mais je crois que l’essentiel est là. Surtout, ne t’inquiète pas trop pour moi. Je ne compte pas ruminer tout cela mais aller me confesser, faire acte de contrition puis reprendre les données pour y voir plus clair.

Il y a donc du pain sur la planche pour démêler le vrai du faux, les informations des mensonges et rendre à chacun ce qui lui appartient. Tout n’est pas à jeter dans ce que j’ai vécu parce que les expériences étaient authentiques, comme j’ai pu le constater à de multiples reprises. En revanche, pour les conclusions que j’ai cru pouvoir en tirer, c’est une tout autre histoire.

Comme je l’ai dit, je tâcherai de venir vous voir bientôt mais je ne peux rien garantir. Et, cher ami, si vous avez besoin d’évoquer Amaymon dans le cadre du projet, ne prends pas la peine de me prévenir. Je ne tiens pas vraiment à revoir celui qui m’a manipulé avec tant de facilité.

Bien à toi.


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lundi 28 juillet 2025

Le dix-septième courrier

 

Mon cher ami,

Je voudrais tout d’abord te présenter mes excuses pour mon long silence. J’ai bien reçu ta lettre et tes messages de plus en plus pressants mais je n’ai pas trouvé en moi la force de te répondre et il s’est trouvé que, ces derniers temps, je n’avais à ma disposition aucune autre force que la mienne qui s’était tarie. Tu ne peux pas imaginer de combien de subterfuges j’ai dû user pour me convaincre de saisir enfin la plume, le premier étant le recours à notre amitié et le dernier la reconnaissance que je vous dois à tous pour votre accueil si chaleureux. Dans l’ambiance du moment, j’ai même dû me parler de l’image que je voulais laisser au monde après ma mort, ce qui doit te donner un bon aperçu de mon état d’esprit.

Qu’il fait nuit lorsqu’on est en bas, mon ami ! Mais quelle étrange nuit ! Silencieuse et déserte comme jamais nuit ne le fut sur cette terre, même au cœur du plus désert des déserts de ce globe. Opaque, lourde comme l’air par une soirée d’orage, et si silencieuse que ton cœur y résonne comme un tonnerre qui s’en va loin de toi et qu’aucun écho ne te renvoie jamais car il ne rencontre aucun obstacle sur sa route, même pas celui de ton enveloppe charnelle devenue évanescente, voire inexistante.

Ne m’en veux pas si je fais des phrases. C’est ma façon d’éloigner le silence qui me dit ce cesser d’écrire parce que tout est vanité. Tu ne peux pas t’imaginer comme mon stylo est lourd, ce soir. Enfin, j’espère pour toi que tu ne peux pas l’imaginer.

Au rayon des rêves, puisque le sujet t’intéresse encore, j’en fais toujours qui, hélas, renforcent mon avis à propos de ce que nous sommes vraiment, mais cela sans l’espérance de la foi. La nuit dernière, par exemple, a été traversée par celui de quelqu’un qui n’est vraiment pas d’ici, à moins d’être un amateur de mangas, maintenant que j’y pense, car il y a quelque chose de vraiment bizarre dans certains. Oui, en effet, les étranges créatures végétales que j’y ai croisées, mes propres pouvoirs liés aux plantes qui croissaient à la suite de mes actions, tous ces combats, et puis ce scénario plus touffu qu’un massif forestier, tout cela peut bien appartenir à l’univers des mangas, d’autant que rien n’y semblait vraiment étranger à l’humanité. Peut-être était-ce le rêve d’un amateur ou d’un créateur de mangas. Pas de jeux vidéos, du moins je ne le crois pas. Enfin, après tout, Dieu seul sait ce qu’ils créent, en ce moment. Sinon, le rêve n’était pas très intéressant. Complexe, scénarisé, avec des émotions et de l’action, mais rien de bien remarquable. J’étais bien loin de cette énorme clef de chambre d’hôtel en laiton qui m’a terrorisé il y a peu et dont l’apparition a provoqué une telle panique en moi qu’elle m’a fait oublier le reste du rêve, ou du moins autre chose que ses grandes lignes, pas très passionnantes non plus, d’ailleurs : une histoire trouble qui tournait autour de la nécessité de visiter un lieu en restant caché. J’aimerais bien savoir ce que cette clef voulait dire pour le vrai rêveur.

Pour en revenir à ce que je disais avant de laisser mes pensées s’égarer, j’aurais bien aimé que tout ce que je vivais ressemblât à la nuit obscure de Saint Jean de la Croix. Pourtant, s’il y avait bien le vide et l’obscurité, il n’y avait même pas l’attente d’un espérance. Mon Seigneur et ami ne s’était pas éloigné de moi et je ne m’étais jamais détourné de lui. Simplement, il n’y avait plus rien, il n’y a toujours plus rien là où, auparavant, il y avait quelqu’un. Étais-je seulement bien là moi-même ? Peut-être, à la façon d’un moi dépressif qui se recroqueville sur lui-même pour ne plus rien sentir. Je n’errais pas, je ne cherchais pas, je ne pensais pas. Enfin si, peut-être un peu, puisque je parcourais les rues, réfléchissais, me promenais, faisais tous les gestes de ce que ma vie est devenue. Je ne sais pas. Je ne sais plus. Note que je pourrais mettre tout ce qui précède au présent sans changement notable, sinon que je suis parvenu à prendre la plume pour t’écrire.

Était-il arrivé quelque chose ? Et bien, en revenant chez moi, en retrouvant mon existence habituelle, j’étais habité par une sensation de vide, de vanité. En vous voyant tous si vivants, si ensemble, si tu me permets l’expression, si affairés, j’ai vu aussi combien tout ce que j’étais m’éloignait de vous, et j’ai eu mal. Je me sentais seul et inutile à tous, même à moi-même. La distance entre les autres et moi ressemble parfois à un océan que je n’ai plus la force de seulement vouloir franchir. J’entends des mots aussi inutiles que futiles, répétitifs jusqu’à la nausée. J’assiste à des actes présentant exactement les mêmes caractéristiques. Plus toutes ces choses sont pensées, réfléchies, et plus elles semblent vides de sens ou d’objet. Je ne peux même pas dire que tout cela ne rime à rien. En fait, tout cela n’est rien, ou peut-être un peu d’écume à la surface des flots, toujours renouvelés mais jamais vraiment différents.

Quand Dieu est là, je peux vivre avec. Mais là, hélas, il y a eu cet espèce d’affadissement de tout et cette nuit qui a tout envahi. Je parle bien de nuit et non de ténèbres ou de quoi que ce soit de grandiloquent, car l’absence de lumière n’était pas prégnante, n’est pas prégnante. Je savais qu’il existait encore un jour pour les autres ; je n’étais pas entièrement replié sur moi. Je me sentais juste seul, vieux et inutile.

Je m’en plains alors qu’il est bien possible que des milliers de mes contemporains vivent ainsi lorsqu’ils posent leur smartphone. Cela expliquerait pourquoi tant l’ont toujours à la main. Moi qui aime tant le Français, j’adore le mot « scroller », cette abomination dont l’emploi forcé me montre l’inadéquation de ma langue natale avec l’univers qu’elle a contribué à façonner. Cela me semble être une assez bonne image de ma personne.

Je pourrais passer des heures à t’ennuyer avec ce que je pense du monde qui m’entoure, avec mes considérations à propos de tout et de rien, à propos de la folie masochiste qui nous prend face à la technologie, voire face à la vie, sur la douleur qui s’empare de moi lorsque je nous entends répéter comme des perroquets les discours destructeurs que tous les médias et leurs contempteurs inscrivent sur nos cerveaux malades de vide et d’ennui.

Et moi je suis là, avec mes idées bizarres, mon vécu qui n’est pas de ce monde, mon manque d’intérêt absolu pour tout ce dont on me dit que c’est là la vie. Parfois, je me dis que je devrais essayer d’expliquer, d’alerter, de tempêter. Et puis je vois la vidéo d’une star du web qui fait précisément cela, je lis les conversations passionnées qui ont lieu en dessous et je me sens juste fatigué.

Mais laissons cela.

Pour finir, j’ai eu une idée à propos des noms de démons. Je crois qu’il faudrait faire des recherches chez les possédés, peut-être surtout chez ceux à qui on a refusé l’exorcisme. Durant la longue éclipse, il était « tendance » de penser que toutes ces vieilles histoires n’étaient que les conséquences de désirs refoulés et de divers traumatismes, y compris chez les curés. J’ai même entendu parler par un témoin crédible d’un psychiatre effrayé par le manque de compassion et de discernement de certains prêtres plus matérialistes que Mao et Staline réunis. Peut-être n’est-ce qu’une légende urbaine mais je trouve qu’elle a un parfum de vérité, tant certains membres du clergé aiment se montrer plus royalistes que le roi et sont empressés d’adhérer à toute chose pourvu qu’elle soit moderne. Figure-toi qu’il existe même des officines catholiques dans lesquelles on considère la transsubstantiation comme un superstition et la messe comme une simple anamnèse (Je ne plaisante pas : c’est bien ce mot que j’ai entendu employer). Je n’ose même pas penser ce que ces gens pensent du diable, ou de Dieu lui-même, d’ailleurs.

Parmi les refusés, il y a sans doute une légion de vrais malades et de fausses victimes, mais il y a peut-être aussi des cas authentiques qui n’ont pas subi le formatage ecclésial, ce qui leur permettra de vous dire ce qu’ils ont vraiment subi et ce qu’ils savent des entités qui les ont habités. Note bien que je pense que ce formatage est nécessaire afin de permettre aux gens de vivre sereinement. Le problème est qu’il recouvre la réalité d’un épais voile de superstitions matérialistes.

Voilà, je crois que c’est tout. Cette lettre est sans doute très décousue mais je sens que si je m’amuse à la relire, je vais la jeter à la poubelle sans avoir pour autant le courage de la réécrire. Mieux vaut donc la laisser en l’état et te faire confiance pour démêler le bon grain de l’ivraie.

Bon vent, mon ami, et à une prochaine fois peut-être.


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