Je
m’aperçois qu’au fil des pages, je me suis laissé gagner par la
nostalgie et que celle-ci a édulcoré mes propos. Avec
l’éloignement, tous les évènements narrés ici ont pris un
aspect doux qu’ils étaient bien loin d’avoir lorsque je les
vivais. Peut-être est-il temps d’en dire un peu plus sur un autre
aspect des religieux que j’ai connus là-bas.
Par
un beau soir d’été, j’étais couvert d’une épaisse couche de
sueur crasseuse accumulée dans l’atmosphère étouffante des
forêts tropicales. Errant comme une âme en peine, je marchais
jusqu’à un coude de la rivière où je comptais me rafraîchir et
passais pour cela près d’un champ de crémation, l’un de ces
lieux où mes hôtes faisaient brûler des cadavres, car telle est la
coutume dans ces contrées. Je vis quelques silhouettes vêtues de
robes monastiques le parcourir doucement mais je n’y prêtais guère
attention, l’esprit tout entier fixé sur mon but, la sensation
d’une eau fraîche frappant ma peau enivrée de chaleur.
Comme
je crois l’avoir déjà dit, le jour tombe comme une enclume sous
les tropiques et il faisait nuit quand je pris le chemin du retour.
Rasséréné et tranquille, alors que je longeais le même champ de
crémation, je passais près d’une petite hutte, sans doute
construite par des villageois pour l’usage d’un saint homme. En
effet, ceux-ci aiment venir méditer près des cadavres, des
charniers et des bûchers qui leur permettent de mieux appréhender
l’aspect transitoire de l’existence humaine.
Pourtant,
en passant près de la hutte, je n’entendis pas le silence d’un
homme qui médite ou la litanie des textes que l’on récite mais
les pleurs d’un enfant dont la voix hésite sur le seuil de l’âge
adulte.
Éclairée
par la pleine lune, la cabane solitaire se dressait devant moi et je
n’hésitais qu’un instant à en franchir le seuil. Comme
j’entrais, je fus saisi par une odeur abjecte faite de sueur,
d’urine et d’excréments mêlés et macérés. À la lueur d’une
lampe à huile, je vis l’enfant assis sur le sol au milieu d’une
marre puante, car il s’était fait dessus. Voyant qu’il n’avait
l’air nullement blessé mais seulement terrorisé, je saisis ses
bras et le relevais.
Sur
ses traits, je pus lire tour à tour la stupeur, la joie, la honte et
la colère.
-Laissez-moi !
Je suis ici pour la religion !
Il
avait employé un terme complexe que je n’essaierai pas de traduire
ici, mais je faillis rire en l’entendant dans un tel contexte.
M’étant repris, je compris que son soi-disant maître spirituel
avait dû lui ordonner de pratiquer là quelque exercice de
méditation.
Le
lâchant, je fis une chose que je n’avais jamais faite jusqu’alors.
Je saisis l’énorme chapelet qui m’avait été octroyé par mon
ami le maître de mort et qui symbolisait, selon lui, le degré
d’avancement de ma compréhension spirituelle, puis je fis mine de
vouloir frapper le novice. Le petit coq orgueilleux rabattit ses
plumes sans pour autant redevenir un enfant terrorisé, car j’étais
là.
-Si
tu as une robe de rechange, prends la et suis moi. Je vais te montrer
où te laver.
-Non,
saint homme, me répondit-il. Mon maître m’a ordonné de passer la
nuit ici.
-Qui
est ton maître ? Tu m’as reconnu, n’est-ce pas ?
Pourrais-je en dire autant de ton maître si je le voyais ?
Il
prononça un nom qui me rappela quelque chose puis rougit. Je ne
voudrais pas paraître fat, lecteur. Tu dois ici comprendre que je
faisais jouer l’autorité qui m’avait été attribuée car je
n’avais aucun autre moyen de faire obéir le garçon en lui
permettant de garder sa dignité.
-Suis-moi.
Tu vas te laver avant de paraître devant l’un des maîtres de ton
maître.
Sans
tergiverser, le jeune homme saisit un petit sac, le prit à bout de
bras afin de ne pas le souiller puis me suivit. Tandis qu’il se
lavait, je fis ce que je pouvais pour nettoyer sa robe en aval de
lui, assez loin pour préserver sa pudeur et assez près pour veiller
sur sa personne.
Quand
il fut sec et vêtu d’une robe de rechange, je lui dis de me suivre
et bavardais avec lui tout en cheminant vers notre destination.
Connaissant le maître de mort, je m’attendais à le trouver en
train de méditer dans sa hutte. Son assistant ne fit aucune remarque
en me laissant entrer.
Même
si le maître et moi n’étions pas du même avis sur bien des
sujets, je savais ce qu’il pensait des enfants, aussi n’y
allais-je pas par quatre chemins en lui racontant les faits tandis
que le jeune homme attendait d’être admis en sa présence. Je
retins pourtant le feu roulant de ma colère car ce n’était ni le
moment, ni le lieu pour l’exprimer.
-Bref,
si j’ai bien compris, ses condisciples se moquent de sa
pusillanimité et son maître en rajoute du côté du grand et sage
guide ô combien bienveillant. Ceci doit cesser.
Je
me tus, observant mon vieil ami dans l’attente de sa réponse. Son
allure ferme et décidée, qui lui était d’ailleurs coutumière,
me fit deviner qu’il avait pris un ensemble de décisions qui
n’allaient sans doutez pas contenter tout un chacun. Pourtant, ce
ne fut pas sans un soupçon d’inquiétude que je vis une lueur de
malice éclairer son regard quand il me dit de faire entrer l’enfant.
Lorsque
ce dernier eut procédé aux politesses d’usage devant une personne
aussi considérable que l’était le maître de mort, il s’assit
et patienta. Une bonne trentaine d’Ave Maria plus tard, je vis que
l’enfant n’avait plus peur mais qu’il était tout entier sous
le charme de la solennité de l’instant. C’était sans doute là
le signal que le vieux chenapan qui me servait d’ami attendait car
il commença à parler.
-Mon
assistant va te prêter un matelas pour que tu te reposes. Demain, tu
emménageras dans la hutte abandonnée à côté de celle du
chrétien. Il faudra juste refaire le toit. Tu viendras ici pour
écouter les enseignements mais c’est au chrétien que je confie
ton éducation.
-Mais,
Maître…
-Oui ?
-Il
est chrétien…
-Quel
sens de l’observation ! Comment l’as-tu deviné ?
Un
peu rabroué, l’enfant qui ne voulait plus l’être se tut.
-Je
t’enseignerai la religion. Lui t’apprendra à bien lire, à bien
écrire, à bien compter et surtout à être humain. Personne ne peut
devenir moine sans savoir cela.
-Mais
enfin, Maître !
-Hmm ?
-Les
autres…
-Quoi,
les autres ?
-Ils
vont se moquer de moi !
-C’est
un fait. Y-a-t-il autre chose ?
-Je
ne veux pas que l’on se moque de moi !
-Depuis
quand ta vie t’obéit-elle ?
L’enfant
se tut un long moment et je vis que le meilleur allait sortir de lui.
-Depuis
jamais, Maître.
-Bon,
dit le maître de mort en hochant la tête. Si tu étais plus grand,
je te congédierais pour que tu penses à tout cela mais, comme tu ne
l’es pas, je vais t’aider un peu. D’abord, j’ai appris des
choses au contact de frère Christophe. Je pense donc qu’il en ira
de même pour toi. Ensuite, si tu as peur qu’il ne te convertisse à
ses croyances, c’est soit que tu es un imbécile, soit que les
tiennes ne valent rien, soit qu’il a raison. Enfin, il y a un lien
entre vous.
-Lequel,
Maître ?
-Tu
sauras que tu es en train de devenir un moine lorsque tu pourras
répondre à cette question. File. Je dois parler à ton maître.
L’enfant
sortit, nous laissant seuls. Le regard de mon ami pétillait de
malice lorsqu’il se tourna vers moi.
-Je
crois qu’on ne va pas s’ennuyer durant les semaines à venir.
Qu’en penses-tu ?
-De
la situation, ou de toi ?
-De
moi, bien sûr. Tu sais combien je goûte les compliments.
Nous
rîmes de concert.
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